Vous étiez présent le 11 janvier à la grande marche de soutien à Charlie. Qu’avez-vous ressenti ?

J’y ai vu notre héritage commun des Lumières. Je pensais à l’amitié qui unissait autrefois Condorcet à Jefferson et Franklin quand ils étaient à Paris. Mais ce qui m’a surpris, c’est la prise de distance par rapport à la religion, une attitude très française et différente de la tradition aux États-Unis. 

Pourquoi différente ?

Pendant la manifestation à Paris, j’ai entendu des personnes défendre « le droit au blasphème ». On n’emploierait jamais ce vocabulaire aux États-Unis. La tradition de Charlie est très française, étrangère à une culture américaine où la liberté de la presse est une valeur pourtant centrale. Les Américains sont croyants. C’est un pays beaucoup plus religieux que la France, avec un éventail de religions important, dont certaines sont nées aux États-Unis, comme les mormons. Les Américains ne peuvent pas comprendre l’importance du droit au blasphème. Ils ne connaissent pas cette tradition française ancienne, que j’apprécie beaucoup personnellement, et à laquelle se rattache Charlie Hebdo.

Précisément, d’où vient cette liberté d’expression qui va jusqu’à l’irrespect ?

Elle remonte à très loin. J’y vois l’influence de Rabelais et surtout des mazarinades, ces pamphlets écrits contre le cardinal Mazarin dans les années 1648-1653. J’y vois des liens avec les écrits satiriques de Paul Scarron (1610-1660), avec les poissardes contre Mme de Pompadour (libelles injurieux ciblant la favorite du roi, née Jeanne-Antoinette Poisson…). De nombreux pamphlets contestataires ont fleuri à la fin du règne de Louis XV, lors des « réformes » du chancelier Maupeou (1771-1774). On les appelait Maupeouana. En 1787 ensuite, à l’époque des « réformes » de Calonne, contrôleur général des Finances, on a assisté à une autre explosion de pamphlets, connus sous le nom de Calonniana. Ce genre de littérature – des best-sellers selon mes calculs – remonte aux mazarinades et peut-être encore plus loin.  Ce sont les racines d’une tradition contestataire et spirituelle, drôle et méchante à la fois, dans l’esprit de ce que sera plus tard Hara-Kiri. Cela fait partie d’une « certaine idée de la France » que je porte en moi. Ajoutons encore Bussy-Rabutin (écrivain pamphlétaire et libertin, 1618-1693) à la lignée de ces beaux esprits, et disons : Vive la France !

En quoi cette tradition diffère de celle des pays anglo-saxons ?

À cause du mélange entre l’esprit de contestation et la gauloiserie qui apporte beaucoup de sel. Ce mélange est très français. En 1648, pendant que Scarron publiait les plus fameuses des mazarinades, l’anglais John Milton diffusait son pamphlet l’Areopagitica, De la liberté de la presse à la presse de la liberté. Ce texte peu connu en France est très important pour nous. Il est au cœur d’une révolution et défend la liberté de la presse dans une rhétorique passionnante et émouvante. Mais attention : Milton était religieux. L’Areopagitica se situe dans la tradition des dissidents qui plus tard ont fondé les États-Unis, des presbytériens farouches, très révolutionnaires et très religieux. Et dénués d’humour ! C’est l’extrême opposé de Scarron, de Voltaire, de cette tradition à mes yeux très française de l’esprit frondeur. Vous avez des poètes drôles : Molière, Chamfort, Voltaire, Brassens. Cette tradition d’humour où on se moque de la religion, où on utilise parfois des blasphèmes, nous n’avons pas ça chez nous ! J’ai lu beaucoup de correspondances de Washington, de Jefferson, d’Adams : il n’y avait pas un brin d’humour chez nos pères fondateurs. Alors que les textes de Chamfort ou les lettres de Voltaire sont parsemés de bons mots, de moqueries. On y trouve aussi de la sexualité, de la gauloiserie qui donne de l’énergie à cette contestation. La France est le pays de cet esprit moqueur qui je crois est aussi une arme contre l’Église. La cour de Louis XIV et Louis XV était une pépinière de cet esprit français que j’ai retrouvé le 11 janvier parmi les soutiens à Charlie. Il y a une citation de Voltaire que j’aime particulièrement : « Il faut mettre les rieurs de son côté. »

Voltaire est-il le marqueur de cette différence d’expression de la démocratie entre la France et les États Unis ?

Oui. J’insiste sur cette tradition contestataire très française, cet esprit voltairien inconnu chez nous. Voltaire est redécouvert en France puisqu’on vient de republier son Traité sur la tolérance. Nous autres défendons la liberté d’expression à travers l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union). Nous nous plaçons sur le terrain du droit. Cela passe par des discours d’avocats plus que par l’humour. 

Où est née, concrètement, cette liberté d’expression ?

Dans les cafés, les estaminets, mais aussi dans les jardins comme ceux du Palais-Royal ou du Luxembourg. Il existait certains bancs du Luxembourg où les gens s’asseyaient pour se moquer du pouvoir. Mon café préféré est le café du Caveau. C’était une société joyeuse, grivoise et amusante, qui réunissait beaucoup de talents : Favart, Panard, Crébillon fils, Moncrif, Piron et même Rameau. Ou encore l’abbé Lattaignant, un chanoine passablement libertin et très drôle. Je donnerais beaucoup pour passer une soirée en cette compagnie ! Ils buvaient et improvisaient des chansons, des poèmes, en toute liberté. J’en ai lu des centaines, souvent pleins d’humour, qui ont eu beaucoup de succès. Réveillez-vous, belle dormeuse… C’était magnifique. Tout Paris chantait, improvisait des vers pour se moquer du pouvoir. On n’est pas très loin de Charlie

Comment une telle liberté était-elle possible ?

Le pouvoir n’avait pas d’autorité dans ces endroits qu’on appelait des lieux privilégiés. Les jardins du Palais-Royal appartenaient au duc d’Orléans. La police ne pouvait pas entrer pour arrêter les vendeurs de livres offensants, les prostituées ou les joueurs. Elle devait demander la permission au gouverneur du Palais-Royal, ce qui donnait le temps à tout ce petit monde de disparaître !

La surveillance était cependant une réalité.

On comptait trois mille espions de police à Paris au xviiie siècle ! Sans parler de la police de Fouché au XIXe siècle... Dans les cafés, on était écouté. Ce qui m’étonne en lisant les archives de la Bastille, c’est que les gens osaient parler du pouvoir de façon très libre malgré les espions qui les entouraient. Une bonne illustration est donnée par l’arbre de Cracovie, jadis situé au nord du Palais-Royal. On l’avait appelé ainsi car pendant la guerre de succession de Pologne, des gens se réunissaient sous ses frondaisons pour parler des événements. Cela a continué pendant tout le XVIIIe siècle. 

Si on voulait être au courant de ­« l’­actualité », il n’existait pas de journal. Le premier quotidien français, le Journal de Paris, date seulement de 1777. Mais il ne contenait pas d’articles sur le pouvoir, à cause de la censure. Pour s’informer, il fallait se rendre sous l’arbre de Cracovie où des « nouvellistes de bouche » répandaient les nouvelles, précisément, de bouche à oreille. Même les ambassadeurs envoyaient leurs domestiques recueillir les informations. Alors des nouvellistes de main prenaient le relais. Ils écoutaient les propos tenus et partaient les griffonner sur des bouts de papier lesquels étaient ensuite collectés et assemblés sous la forme de petits journaux qui circulaient sous le manteau.

Dans votre imaginaire de citoyen américain, quelle est la spécificité de la France ?

Comme le général de Gaulle, nous avons tous « une certaine idée de la France ». La mienne est liée à la liberté, à la résistance au pouvoir, à l’audace de penser, une tradition parfois très philosophique – avec Descartes ou Diderot – mêlée à une tradition populaire qui vient de la rue. Je ne trouve pas ce mélange ailleurs. J’ai pas mal étudié les médias anglais du XVIIIe et du XIXe, la presse anglaise. Elle était beaucoup plus féroce, au point de choquer l’ambassadeur français à Londres. Pareil en Allemagne. Mais on était très loin de l’esprit libertin du XVIIIe qui a déclenché les Lumières du xviiie. Sans équivalent ailleurs, cet esprit libertin combinait un discours sexuel et des audaces philosophiques. Je connais un écrit étonnant qu’il faudrait rééditer : Thérèse philosophe. Ce texte mélange la philosophie des Lumières, une philosophie matérialiste, athée, très audacieuse, avec une sexualité effrénée. Aujourd’hui, on parlerait de pornographie. De la pornographie gentille, bon enfant, où Thérèse prend des leçons sur comment jouir sans être enceinte. C’est très amusant.

La République française est fondée sur la trilogie « Liberté, Égalité, Fraternité ». On aurait pu ajouter laïcité.

Le mot laïcité n’est pas traduisible en anglais. Secularity à la rigueur. J’entendais ce mot à Paris dans chaque phrase début janvier. De retour aux États-Unis, j’ai essayé d’expliquer autour de moi que la laïcité était au cœur de la lutte des Français pour leur liberté, une plate-forme sur laquelle on construit d’autres valeurs, comme la liberté d’expression. On m’écoutait avec surprise. Cette notion est étrangère au discours sur la liberté aux États-Unis. La plupart des Américains sont choqués à l’idée qu’en France, on ne puisse porter un signe distinctif religieux, un voile qui couvre les cheveux. Les Américains estiment que le droit de l’individu prime, que l’on peut porter ce que l’on désire, même dans une école, au nom de la liberté individuelle. Et la notion d’espace public n’existe pas non plus en anglais. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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