C’est en 1971 que j’ai visité la France pour la première fois ; encore étudiante, j’y ai mené pendant huit mois une recherche ethnographique sur la vie quotidienne (en particulier sur les genres et le pouvoir) dans un petit village agricole de Lorraine. Cette expérience a été si fascinante que je suis devenue anthropologue de métier, spécialisée dans la France rurale contemporaine. Depuis plusieurs décennies, je dirige des études ethnographiques de longue durée sur divers sujets dans plusieurs petites communautés excentrées. Elles m’ont beaucoup appris sur la France et sur la société des hommes en général. 

Déjà, au début des années 1970, la transformation profonde de la campagne française apparaissait clairement : selon plusieurs critères – niveaux de vie et d’éducation, implication dans des institutions nationales –, le fossé qui existait auparavant entre campagne et ville avait en grande partie été comblé. Depuis, la vie à la campagne (comme partout) a continué à changer. Mais deux caractéristiques persistantes me frappent particulièrement : d’une part la remarquable diversité culturelle qui distingue encore les régions françaises, certes non spécifique aux zones rurales mais peut-être plus évidente là-bas ; d’autre part l’attrait constant qu’exerce la campagne auprès du grand public français. 

Lorraine, Limousin, Rouergue : j’ai délibérément choisi des sites de recherche qui permettent de saisir un large éventail de la diversité franco-française, et pourtant… j’ai été surprise bien des fois par l’ampleur et la profondeur des différences culturelles d’un bout à l’autre de l’Hexagone, tantôt subtiles, tantôt criantes : des styles dominants (Lorrains taciturnes, Limousins enclins à s’autodénigrer, Rouergats du « Midi moins le quart »…) ; des héritages de l’histoire nationale partagée (mémoire de l’exode et de la perte de 1939-1945 en Lorraine, Résistance communiste qui divisa l’opinion limousine, marché noir et Occupation dans le Rouergue) ; une tradition religieuse (catholicisme tiède en Lorraine, anticléricalisme en Limousin, catholicisme fervent en Rouergue) ; des tendances politiques ; des attentes sur l’organisation de la famille et les relations entre les sexes, et ainsi de suite. Les institutions d’État centralisées, la dynamique mondiale du marché et les pressions de la modernité influent certes puissamment sur elles, mais pas au point d’empêcher les gens d’organiser et de vivre leur vie quotidienne de manière culturellement distincte, fût-ce dans une France hautement centralisée et profondément moderne. L’affirmation d’une intolérance française envers la diversité culturelle semble reposer sur de sérieuses erreurs d’interprétation. Mes observations de la France rurale suggèrent qu’il est plus pertinent de se demander quels types, contextes et expressions de différence culturelle sont maintenant – et seront demain – parties prenantes d’une mosaïque française perpétuellement reconfigurée. 

Le Salon de l’agriculture – sa localisation à Paris, l’attraction qu’il constitue pour une foule de citadins, sa médiatisation quotidienne au journal télévisé, son statut de forum incontournable pour les hommes politiques importants du pays – est un remarquable indicateur de l’importance de la campagne dans l’imaginaire français. Les foires agricoles existent aussi aux États-Unis, mais ce sont des événements locaux, dans des régions agricoles, généralement considérés comme désuets, d’un intérêt limité et déclinant. De fait, les conditions de vie à la campagne et la structure de l’agriculture sont largement comparables en France et aux États-Unis, et elles le sont depuis longtemps. Mais les significations qui leur sont associées sont radicalement différentes dans ces deux pays : le bien-être du monde agricole est généralement perçu comme servant l’intérêt général de la France, alors qu’il servirait des intérêts spécifiques chez nous ; en France, c’est un acquis social lié à l’héritage national, aux États-Unis une affaire de calcul économique et de marchandises commerciales. Les fermes françaises renvoient souvent à un univers rétro et pittoresque, tandis que les fermes américaines sont envisagées comme des usines en plein champ, des contre-utopies. Aucune de ces visions n’est plus vraie ou plus admirable que l’autre dans la réalité, mais les deux ont d’importantes conséquences politiques, économiques et sociales. Étudier attentivement le contraste qui existe entre l’une et l’autre est riche d’enseignement. À l’inverse, négliger ces différences risque d’ouvrir la voie à une mauvaise compréhension chronique.  

Traduit de l’anglais par CHARLOTTE GARSON

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