Loin du frivole
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Comme l’écrit Cédric Gras dans le récit poignant qu’il consacre à la « ville de Marie » (elle tire son nom de ses lointaines origines grecques) – « Marioupol n’aurait jamais dû devenir célèbre à travers le monde. Elle n’est ni Kiev, ni Odessa, ni Lviv. Elle n’était guère renommée pour son architecture ou même son bord de mer. On ne se souviendra de Marioupol qu’en raison de la bataille du même nom et des destructions. Les barres de béton éventrées, l’usine Azovstal bombardée, le port industriel, le minerai tombant dans les vagues. »
Voici en quelques mots choisis résumée l’étendue matérielle des dégâts. Auxquels s’ajoutent les destructions du théâtre et d’un hôpital pour enfants. Reste encore à dire l’horreur du bilan humain : cinquante jours de résistance acharnée des habitants de Marioupol – les Marioupolitains –, des milliers voire des dizaines de milliers de morts (le chiffre de 20 000 victimes est avancé). Prix d’un héroïsme qui a forcé l’admiration lorsque les derniers combattants de la ville ont lutté pied à pied jusqu’au 18 mai contre l’artillerie et l’aviation russe, réfugiés dans les sous-sols du complexe sidérurgique d’Azovstal équipés d’anciens abris antinucléaires datant de la guerre froide. Vaincus par le blocus autour du site destiné à les affamer (« Pas une mouche ne doit s’en échapper », avait prévenu Poutine), ils se sont rendus la mort dans l’âme.
Pas d’architecture remarquable à Marioupol, en effet, pas même l’agrément d’une belle côte, mais une mer d’Azov rébarbative, plus grise que bleue, cernée par la pollution, d’âcres fumées que crachent les hauts fourneaux. Évoquer Marioupol, c’est entrer dans la première ville martyre de cette guerre, « occupée et détruite à plus de 90 % », note la politiste Alexandra Goujon. Paroles appuyées par de terribles images de charniers, de corps démembrés repoussés par les bulldozers, de cercueils à perte de vue. Évoquer Marioupol, c’est aussi entrer dans le cœur de la folle propagande poutinienne soutenant qu’en réduisant en cendres cette cité du Donbass, Moscou a remporté sa première victoire en la libérant du joug néonazi.
Si l’homme fort du Kremlin s’est montré aussi impitoyable avec Marioupol, c’est qu’elle est la plateforme portuaire d’une région industrielle historique, et jugée par lui stratégique. Le destin de cette ville de l’Est se confond avec le Donbass et son socle de charbon, comme un pendant aux grandes plaines à blé d’Ukraine. « Le Donbass reste le poumon industriel de l’Ukraine et Marioupol son principal port commercial », affirme encore Alexandra Goujon. Et plusieurs symboles font de la ville un enjeu autant qu’une proie : c’est près de là qu’on coula les premiers rails du Transsibérien. Et que le mineur Stakhanov aurait accompli, selon la propagande stalinienne, son record d’extraction : quatorze fois la norme, soit 102 tonnes en six heures de travail. C’est aussi à Marioupol qu’on a longtemps fondu le métal des gazoducs reliant la Russie à l’Europe, avant les interruptions dues à la guerre. C’est dire combien on est loin du frivole, à Marioupol.
« Détruite à plus de 90 %, Marioupol est devenue une ville martyre »
Alexandra Goujon
La politiste Alexandra Goujon, qui a publié l’an dernier L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre aux éditions Le Cavalier bleu, revient sur l’histoire de Marioupol, ville portuaire qui doit son essor à la Révolution industrielle.
[Jdanov]
Robert Solé
Marioupol n’a pas toujours été Marioupol. « La ville de Marie » s’est appelée Jdanov à partir de 1948, sur ordre de Staline, et n’a retrouvé son nom grec d’origine qu’à la fin de l’ère soviétique, en 1989.
Marioupol en images
Marioupol, « ville de Marie » fondée par les Grecs de Crimée, établis dans la péninsule depuis l’Antiquité, est la plateforme portuaire d’une région industrielle historique, le Donbass.