Marioupol n’aurait jamais dû devenir célèbre à travers le monde. Elle n’est ni Kiev, ni Odessa, ni Lviv. Elle n’était guère renommée pour son architecture ou même son bord de mer. On ne se souviendra de Marioupol qu’en raison de la bataille du même nom et des destructions. Les barres de béton éventrées, l’usine Azovstal bombardée, le port industriel, le minerai tombant dans les vagues. C’est – c’était – une ville d’inspiration communiste comme l’Eurasie en accueille des centaines. Tout juste était-elle connue alors pour avoir formé le décor de La Petite Véra, un film entré dans l’histoire pour la toute première scène érotique du cinéma soviétique. De quoi mettre l’URSS en émoi, graver cette année 1988 dans les mémoires et enregistrer 54 millions d’entrées à travers toutes les ex-républiques. Sans compter les critiques sur la décadence supposée de la glasnost et sur l’ouverture à l’Occident.

Mis au parfum du scandale qui planait sur Marioupol, je n’avais pas manqué de visionner ce chef-d’œuvre du septième art. Je n’y avais trouvé qu’une scène dans laquelle Véra chevauche pudiquement un Sergueï au torse glabre, avant de débouler seins nus dans une cuisine typiquement soviétique. Une révolution culturelle dans le pays du sexa niet, mais l’essentiel n’était pas là. On suit surtout dans La Petite Véra l’itinéraire d’une jeune fille rebelle en proie à une URSS moribonde. Véra fume, elle se drogue, tandis que son père se saoule devant un horizon industriel plombant. La Petite Véra est passé à la postérité pour une poitrine nue sur fond de bocaux à cornichons. Le scénario traite pourtant d’une utopie à bout de souffle, étouffant dans la fumée des usines qui devaient lui assurer un avenir lumineux.

Pourquoi Vassili Pitchoul, le réalisateur, choisit-il pour son film la ville de Jdanov ? – c’est ainsi que s’appelait alors Marioupol. L’URSS ne manquait pas de décors pour un tel tournage. Peut-être fut-il impressionné par ces hauts fourneaux flanquant la mer d’Azov. Sans doute rêvait-il de filmer Véra et Sergueï sur la plage, les pieds baignés d’écume, comme en Amérique. Avait-il l’intuition que l’Ukraine regarderait vers l’Occident ? La perestroïka autorisait quelques espoirs. Plus simplement, Pitchoul était né à Marioupol. Il savait quelque chose de l’adolescence dans cette cité portuaire où affluait le charbon de tout le Donbass.

À la chute de l’Union soviétique, la ville retrouva son nom d’origine, Marioupol, la « ville de Marie » en grec. Une toponymie qui fait écho aux Simferopol, Sébastopol, Melitopol, Tiraspol et autres polis baptisées sous Catherine II la Grande après la conquête russe de ces rivages. De fait, Marioupol a d’abord été fondée par les Grecs de Crimée, établis dans la péninsule depuis l’Antiquité. Déplacés vers la mer d’Azov, ils se virent offrir des terres et des exemptions d’ordre militaire ou fiscal. Ainsi naquit Marioupol, avec ses écoles en rumeï (hellénophone), ses églises grecques orthodoxes. Une identité fondue ensuite dans l’empire et la masse atone des Homo sovieticus. On se souvient surtout aujourd’hui du peintre paysagiste Arkhip Kouïndji. Né au XIXe siècle dans une famille pauvre, il fut de ces artistes russes appelés les « Ambulants », parmi lesquels se rangent aussi Répine ou Kramskoï. Ses tableaux, réputés pour leur lumière, figurent les steppes d’Ukraine, le Dniepr et une Marioupol champêtre, préindustrielle.

Quand j’arrivais du nord à Marioupol, depuis le Donbass, je me souviens qu’on passait le petit village de Bougas. Quelques vieilles personnes y bredouillaient encore des mots en dialecte rumeï. Des restes de la politique des nationalités de Lénine, qui avait remis le grec au goût du jour, avant les répressions staliniennes. Puis on longeait sur des kilomètres l’immense combinat métallurgique d’Ilitch. Ilitch est le patronyme de Lénine mais aussi d’une foule d’Ukrainiens et l’usine a été rebaptisée depuis en l’honneur d’un scientifique sans qu’on ait eu à renommer le site. Une décommunisation à peu de frais, ou l’art du compromis et de mettre son

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