Il se place devant le miroir au mercure écaillé et poussiéreux, constellé de chiures de mouches ; ce moment présent lui renvoie cette persistante, cette complaisante image de lui, et l’oblige à revenir aux ombres fuligineuses du passé. Examinant sa fracassante maigreur, sa déchéance, ce méchant corps d’ossature desséchée.

Le voilà qui s’étudie lentement de bas en haut : les ongles gris des pieds nus sur une natte de sisal ou de fibre quelconque, le talon sec et crevassé, les jambes purulentes aux sinistres cicatrices, le genou osseux, noirâtre, la cuisse flétrie, squameuse, le sexe dressé – oui, son membre viril est tout ce qui reste chez lui de vigueur, objet d’une jouissance parfois frénétique –, mais désormais verdâtre et fibreux, le ventre gonflé, les côtes trouant la peau comme des aiguilles ou des dagues ressortant dehors, les tétins froncés, enfoncés, les veines des bras saillantes dessinant une géographie d’insolites ruisselets, les mains rougies d’eczéma, les ongles rongés, fissurés, cannelés, le cou poreux et vilainement granuleux – ce qu’on appelle chair de poule –, le menton naguère si prononcé et ferme se rétractant en une espèce de plaie ou de croûte par cheminée, la bouche pincée en forme de ride horizontale, et puis les joues flasques, les paupières enflées, le teint bilieux, citrin, les yeux vitreux, globuleux, le front fripé, fiévreux, le cheveu rare, le poil jaunâtre, flavescent.

Il était disposé à reprendre son autoportrait inachevé. Qui serait peut-être un superbe nu, bien sûr, un nu criard, où il déshabillerait davantage son âme que son corps. Un nu absolu de sa vie, de sa fantasque et folle existence.

Le moment était venu où son physique réclamait cet autoportrait, celui de sa vieillesse. Qui obéirait à sa vertueuse peinture, car tout chez lui ressortissait à la terre palpable, la pure terre rugueuse. Il allait bientôt avoir cinquante-cinq ans, et ses désirs étaient toujours intacts. Le désir de peindre, le désir d’aimer et de caresser une déesse pubère, l’irrépressible désir onaniste: le désir de soi. De son corps, de ses visions prophétiques, de sa vie hasardeuse.

Soudain une épaisse nuée assombrit son regard, un nuage en suspens à l’intérieur de sa tête, au plus profond, au plus caché, comme si un mouchoir en soie sauvage se nouait en crissant autour de sa pauvre cervelle. Il tituba, eut peur de tomber et de se faire mal, s’appuya sur son chevalet, se sentit trop fragile pour se mettre au travail. La bouche sèche, la gorge serrée. Dépourvu de toute force, il regagna son lit. Son grabat désordonné aux draps trempés de sueur et de taches sanguinolentes. La couche d’un réprouvé, se dit-il.

Se redressant sur son lit, il saisit près de lui la seringue sur le plat en bois posé à son chevet, l’emplit de morphine et la planta avec force dans son avant-bras. La souffrance que lui infligeaient les plaies de ses jambes était si tenace que rien ne pouvait être plus intolérable que ces ulcères, rien n’était plus douloureux que les pustules de ses pitoyables mollets. Saisissant un pot en cuivre, il avala plusieurs gorgées de laudanum, puis laissa retomber sa tête sur l’oreiller, concentré sur l’attente du soulagement. C’est à cela que se résumait son existence, l’espoir de l’apaisement.

Il avait fait, de tout le jour, une chaleur intense, mais maintenant, le soir venu, du fleuve ou de la crête de la falaise arrivait un agréable coup de vent qui rafraîchit l’ardeur de son visage et aéra les recoins de sa maison, malgré les fenêtres qu’il gardait hermétiquement closes.

Il ferma les yeux en sachant ce à quoi il s’exposait encore. Il regarda au fond de lui-même, vers ses souvenirs ; vers cet homme à succès qu’il avait été ; banquier, agent de change, financier. Celui qui, à l’âge de trente et un ans, avait décidé de réaliser le grand rêve de sa vie : devenir peintre. Oui, il s’était mis à peindre avec acharnement, échangeant ses vêtements aussi élégants qu’impeccables pour ces frusques peinturlurées qui avaient tellement effrayé son épouse danoise, la mère de ses cinq enfants, Mette Sophie Gad. Il avait troqué ses chaussures en cuir étroites et rutilantes pour de grossiers sabots de bois, ces épouvantables socques dans lesquels ses pieds dansaient et qui faisaient un bruit abominable en foulant le plancher de bois, mettant hors d’elle sa collet monté d’épouse.

Cet homme-là et celui d’aujourd’hui, fatigué et malade, tous deux réunis maintenant dans ce simple geste de fermer les yeux, avaient décidé de se battre contre le monde pour le rêve d’une unique aspiration, appelée art, et pour la liberté. La liberté de choisir la sauvagerie face à l’ennui permanent d’une société soigneusement enclose dans de strictes et stupides conventions. La liberté de renoncer à ses origines et de se placer sous l’aile d’une autre culture, d’une autre croyance, d’une autre réalité, dans un désintérêt total pour sa propre identité. La liberté de s’abriter sous une charnalité débridée et de puériles incohérences d’homme incivilisé. Et puis il plongea aussi son regard en son tréfonds, ce qui l’obligea à intensifier la perception des sons, perdus au milieu du vaste silence, ce terrifiant mutisme du présent. 

Extrait de Et la terre de leur corps, collection « Cartels », traduit de l’espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan

© Réunion des musées nationaux 

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