On pense souvent que le jaune est la couleur fétiche de Gauguin à cause du Christ jaune, ou de l’Autoportrait au Christ jaune. Mais aussi parce que, le jaune étant la couleur la plus lumineuse, elle frappe souvent plus que les autres. Il n’est donc pas étonnant que ce soit le jaune que l’on reproche souvent aux artistes. Ainsi concernant Turner : « intolérable teinte jaune qui pervertit tout », ou Van Gogh, qui aurait été atteint d’une « xanthopsie », c’est-à-dire d’une maladie des yeux qui lui aurait fait voir tout en jaune. Pourtant, les couleurs ne viennent jamais seules et cela n’a guère de sens de parler de la couleur préférée d’un artiste (sauf bien entendu dans le cas des monochromes : le bleu pour Yves Klein ; le noir pour Pierre Soulages ; le blanc pour Robert Ryman). Comme Gauguin l’a bien formulé : « Une couleur seule est une crudité et n’existe pas dans la nature. » Les couleurs forment un système, que j’appelle le système chromatique, et fonctionnent souvent par paire. Chez Turner, le jaune est opposé au bleu, et chez Van Gogh au violet. Dans ce dernier cas, il s’agissait pour Van Gogh de mettre en valeur les oppositions de couleurs complémentaires – jaune et violet, rouge et vert, bleu et orangé –, qui formaient l’harmonie chromatique en vogue à l’époque.

Quant à Gauguin, avec l’esprit rebelle qui le caractérisait, il s’est clairement prononcé contre l’harmonie chromatique reposant sur les complémentaires, et a précisément critiqué Van Gogh pour l’usage systématique que ce dernier en faisait. Pour quelle raison ? Suivant son confrère et confident Daniel de Monfreid, Gauguin se plaisait à répéter : « Défiez-vous des couleurs complémentaires, qui donnent le heurt et non pas l’harmonie. » En effet, lorsqu’on juxtapose deux couleurs complémentaires, celles-ci « s’exaltent » l’une l’autre, comme le notait un auteur que Van Gogh et Gauguin avaient lu, Charles Blanc. Mais, alors que le premier appliquait ces idées à la lettre, le second prenait ses distances vis-à-vis d’elles.

Quelle est alors la conception de l’harmonie chromatique que Gauguin a valorisée ? Il existe à cet égard un témoignage important, celui d’Armand Seguin, peintre de l’École de Pont-Aven à qui Gauguin donnait des leçons. D’après Seguin, Gauguin « eut bientôt la joie de s’apercevoir que le violet, lorsqu’il se place près du vert émeraude, forme une harmonie plus agréable que lorsqu’il voisine avec le jaune. […] La loi des dérivés allait être créée ». De quoi s’agit-il exactement ? Du fait que, pour Gauguin, l’harmonie chromatique repose non pas tant sur les oppositions de complémentaires que sur la juxtaposition des trois couleurs secondaires (violet, vert et orangé), qui sont en effet « dérivées » à partir du mélange des trois primaires entre elles.

Cela dit, lorsqu’on analyse ses tableaux, on se rend compte que les choses sont plus complexes car il utilisait tout autant les primaires que les dérivées ; les descriptions qu’il a laissées de certaines de ses toiles confirment qu’il a souvent peint des couples de couleurs complémentaires, mais en évitant leur juxtaposition directe, par l’adjonction d’une troisième couleur qui vient adoucir le contraste brutal des complémentaires.

Il n’en a guère dit plus concernant l’harmonie chromatique, qu’il compare souvent à un « accord musical ». En quel sens ? Répondant à la question : « Alors vos chiens rouges, vos ciels roses ? », le peintre expliquait, et nous lui laisserons le dernier mot : « Ils sont nécessaires et tout dans mon œuvre est calculé, médité longuement. C’est de la musique, si vous voulez ! J’obtiens par des arrangements de lignes et de couleurs, avec le prétexte d’un sujet quelconque emprunté à la vie ou à la nature, des symphonies, des harmonies ne représentant rien d’absolument réel au sens vulgaire du mot, n’exprimant directement aucune idée, mais qui doivent faire penser comme la musique fait penser, sans le secours des idées ou des images, simplement par des affinités mystérieuses qui sont entre nos cerveaux et tels arrangements de couleurs et de lignes. » 

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