Les expositions autour de Paul Gauguin s’enchaînent. Quelle est la spécificité de votre approche ?

Lorsque nous avons réfléchi à l’exposition, il y a trois ans et demi, nous nous sommes rendu compte que, sans nous concerter, nous avions avec l’Art Institute de Chicago des projets parallèles, et qu’il y avait encore des choses à dire sur Gauguin, une autre manière de l’exposer. Nous avons voulu montrer la diversité de ses pratiques, son laboratoire de création.

Un Gauguin touche-à-tout ?

Gauguin était touche-à-tout, mais il allait jusqu’au bout. Nombreux sont les artistes à s’être essayés à différents médiums, mais ils ont en général assez rapidement abandonné ces pistes pour ne plus se consacrer qu’à la peinture ou à la sculpture. Ce n’est pas le cas de Gauguin. Ce qui est incroyable chez lui, c’est qu’il a commencé à faire de la céramique très tôt, qu’il a réalisé des gravures tout au long de sa carrière, et que son œuvre de peintre a évolué au gré de ses essais dans d’autres médiums. Il y avait donc une complémentarité entre ces différentes pratiques.

Cette expérimentation à tous crins était-elle singulière à son époque ?

Beaucoup d’artistes, à la même époque, ont testé de nouvelles techniques – Edgar Degas, notamment, qui a fait de magnifiques monotypes (selon ce procédé d’impression qui produit un tirage unique), ou encore Auguste Rodin. Mais personne n’a touché à autant de médiums que Gauguin. Il a puisé l’inspiration autant ailleurs qu’en lui-même. L’atelier n’est plus un lieu clos, mais un espace de circulation où se déroule une quête permanente de création. Je ne connais pas, parmi ses contemporains, d’artistes qui aient, par exemple, exploré la céramique de manière aussi approfondie, avec une liberté de création aussi grande.

Cette pluridisciplinarité fait-elle de Gauguin un artiste moderne avant l’heure ?

Gauguin ne se définissait pas comme « moderne », il n’a pas cherché à faire table rase du passé. Il a en revanche clairement pris des libertés. La tradition occidentale, passée ou contemporaine, ne l’intéressait pas. Ce qu’il voulait, c’était digérer d’autres sources. C’est une caractéristique qu’il a en commun avec les artistes de la modernité qui se sont penchés sur son œuvre. On sait que les expressionnistes allemands comme Ernst Ludwig Kirchner et Emil Nolde ont été très attentifs aux gravures de Gauguin. Picasso était aussi sensible à sa façon de sculpter le bois et de déformer les corps dans la peinture.

Gauguin a influencé Matisse et Picasso. Comment expliquer que leurs successeurs ne lui aient pas prêté attention, qu’il ait finalement été considéré comme un artiste du XIXe siècle ?

Quelques historiens de l’art au XXe siècle ont souligné son influence. Il y a eu le fameux schéma de 1936 d’Alfred Barr, Cubism and Abstract Art, où Gauguin apparaissait comme l’une des sources du fauvisme, puis l’exposition « Le primitivisme dans l’art » de William Rubin en 1987 au MoMA, qui le plaçait parmi les sources de l’art du XXe siècle. Mais, dans le même temps, artistes et historiens de l’art n’ont pas été sans contribuer au mythe de la table rase. Certes, une première génération d’artistes avait été marquée par Gauguin, avant de marquer à son tour – et lui à travers elle – la génération suivante. Mais Picasso, avec son côté « génie dévorant », semblait avoir créé la rupture.

Pourtant, Picasso a lui aussi touché à beaucoup de médiums et il est allé très loin dans ses expérimentations. Était-il, quelque part, un double de Gauguin ?

Chez Picasso, il y a des écarts, un renouvellement, une invention formelle permanente. Dans le travail de Gauguin, il y a aussi des sauts successifs, mais de l’un à l’autre il reprend des idées fixes, travaille un répertoire de formes et de motifs assez réduit, qui le conduisent toujours plus loin à mesure qu’il les creuse.

Qu’est-ce qui, dans la pratique artistique de Gauguin, peut parler à un spectateur du XXIe siècle ?

Gauguin ne se résume pas à une iconographie, à quelques images bien connues et reconnaissables ; c’est aussi un système, un monde singulier. Notre pari était de le démontrer en faisant dialoguer les œuvres entre elles. Les peintures sont exposées en regard des céramiques et des sculptures pour comprendre la migration d’un même motif d’une œuvre à une autre, la transformation d’une image en trois dimensions en une image à deux dimensions. Cela permet de voir comment Gauguin travaille dans l’espace, comment il peut transformer une femme en homme et inversement. Le maître mot, c’est la métamorphose. Gauguin part d’un motif simple, par exemple le personnage de la petite Bretonne. Il en met deux côte à côte, cela devient un dialogue. Il en ajoute une troisième, cela devient une ronde sur une céramique qui, ensuite, se transforme en motif circulaire dans une peinture. Dans le cas d’une céramique, il peut travailler sur une anse simple. Il lui colle un personnage, puis deux bras en croix qui deviennent le support du vase. Il joue sans arrêt avec la forme et la fonction.

Que révèlent ses sculptures en bois ou en céramique ?

Lorsqu’on regarde les peintures de Gauguin, notamment de la période tahitienne, on voit bien des aplats de couleur, une grande luminosité, un travail de synthèse et des images d’un Tahiti rêvé. Mais quand on les place à côté d’objets sculptés qu’il a faits à Tahiti, on perçoit la profondeur de sa réflexion, la façon dont il a incorporé un savoir-faire et une mythologie autochtone, sa manière de laisser les choses inachevées, inaccomplies. Il ne se laisse pas enfermer dans une image.

A-t-il inventé le nomadisme, si propre aux artistes d’aujourd’hui ?

Oui, le nomadisme et la recherche de l’ailleurs. Avec Vincent Van Gogh, il a voulu partir pour les mers du Sud. Gauguin s’inscrit en cela dans le contexte du symbolisme fin de siècle, marqué par l’idée que la Vieille Europe n’a plus grand-chose à donner. Et lui pousse jusqu’au bout cette idée.

Ne pouvait-on pas tout oser dans cette Vieille Europe ?

Gauguin a eu besoin de changer de lieu pour tout oser. Cela pouvait être autant la Bretagne que Tahiti. On s’est trop souvent focalisé sur son départ pour d’autres latitudes, le soleil, la couleur. Mais la Bretagne, le granit, le son que produisent les sabots étaient aussi importants pour lui.

Ces voyages ont-ils modifié sa pratique ?

Oui et non. Dans la peinture, les conditions matérielles induisent des changements. Il n’a plus de toiles fines à Tahiti, et il doit utiliser des toiles de jute. Il utilise aussi le bois qu’il trouve sur place. Mais il se fait envoyer des couleurs industrielles. Il n’y a pas non plus la volonté de tout faire avec les matériaux locaux.

Réunir à parts presque égales céramiques, sculptures et peintures, était-ce un moyen de contourner les difficultés que rencontrent les commissaires d’exposition pour obtenir des prêts et respecter des budgets menacés par le prix des assurances ?

Nous n’avons pas réfléchi en ces termes, mais c’est une réalité. Certaines œuvres ont été plus faciles à obtenir, car nous avions un propos très ficelé. Dans d’autres cas, ce choix rendait les choses plus compliquées : les céramiques, par exemple, sont fragiles, parfois de provenance lointaine, et il nous a fallu convaincre des particuliers de nous les prêter, car c’est dans leurs collections que ce type de pièces se trouve en majorité. Il ne s’agissait pas pour nous de réunir une liste idéale de chefs-d’œuvre du peintre, mais de chercher ceux qui correspondaient à notre propos. Nous ne pouvions nous permettre financièrement de faire venir du musée des beaux-arts de Boston le tableau D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, mais le propos de l’exposition, me semble-t-il, ne se ressent pas profondément de cette absence. Nous voulions aller voir au-delà de l’œuvre « somme » qui rassemblerait en elle toutes les autres.

Mais toutes les expérimentations que Gauguin a menées ne devaient-elles pas aboutir à une synthèse ?

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? est la synthèse à un moment donné, mais Gauguin a poursuivi ses expérimentations par la suite. Il disait d’ailleurs qu’il était lancé dans une quête permanente et qu’il ne trouverait rien de nouveau. Voilà sans doute ce qui résonne le plus aux oreilles des artistes actuels. Gauguin a trouvé la complétude de son art non pas dans la somme des éléments, mais dans chaque élément, séparément.

La Maison du Jouir, sa dernière demeure aux Marquises, n’est-elle pas une œuvre d’art totale, une synthèse, comme l’envahissant Merzbau de Kurt Schwitters, cette construction composée d’objets trouvés et de souvenirs personnels ?

Non, parce que Gauguin ne l’a pas conçue comme une œuvre en permanente évolution. C’était un lieu où il profitait de la vie et où il travaillait. Il n’y a pas, comme dans le Merzbau de Schwitters, l’idée d’une chose qui nous dépasse et nous dévore. C’était au contraire l’apaisement.

Vous parlez d’apaisement, mais Gauguin n’est-il pas une figure de l’insatisfaction ?

Oui, c’était un personnage insatisfait. Mais il avait une grande confiance dans son travail, et ses périodes de doute étaient toujours dépassées par de nouvelles recherches. 

Propos recueillis par Roxana Azimi

 

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