Les vacances en famille : (re)composition française
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Lorsque j’étais enfant, les Peugeot 404, les Simca 1300 ou autres R16 TL descendaient le 1er août en file indienne la Nationale 7 vers la côte, avec à leur bord des papas terrassés de fatigue et des mamans exaspérées tentant désespérément d’encourager une fille aînée dans sa lecture de Martine à la fête des fleurs, tout en évitant que deux garçons survoltés et brailleurs ne s’entretuent, et que, dans cette chaleur étouffante, le petit dernier ne se déshydrate. On allait au camping, dans une location ou chez les grands-parents. Parfois, tout ce petit monde entonnait en cœur Tout va très bien, madame la marquise et la famille se sentait bien d’être une famille. Une chanson, une direction, une émotion partagées. Toutes les voitures transportaient peu ou prou le même petit groupe, une famille ressemblant à s’y méprendre à celle figurée sur les banderoles de la « manif pour tous », un père bleu, une mère rose, pas un de plus, pas un de moins. Une famille associant conjugalité indissoluble, procréation charnelle et reproduction des normes sociales. Une famille « naturelle », fidèle à elle-même depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, les familles sont devenues plus incertaines, et cette incertitude résonne inévitablement dans l’organisation de leurs congés. L’histoire du petit Tom en est un témoignage…
Quand Marie était « tombée » enceinte par accident, il y a quinze ans, c’était une très jeune étudiante, amoureuse de Benoît, qui commençait lui aussi ses études et sa vie d’homme. Ils étaient à l’orée de leur existence, et n’avaient aucun projet de couple ou de famille. Marie ne se résout pas à avorter ; elle propose à Benoît de garder l’enfant, qu’elle élèvera seule avec l’aide de ses propres parents. Elle donne naissance à Tom, que Benoît reconnaît et à qui il donne son nom avant de partir à l’assaut du vaste monde, caméra de grand reporter au poing. Quelques mois après la naissance de Tom, Marie rencontre Marc, avec qui elle s’installe. Tom grandit, appelle Marc « papa » et accueille avec ravissement la petite sœur, Lola, qui naît de cet amour deux ans plus tard. À chaque retour de reportage, Benoît – dit Bibi – débarque dans la petite famille pour raconter ses voyages et passer un moment avec Tom, émerveillé par ce papa-grand frère aux aventures extraordinaires.
Tom a 8 ans quand Marie tombe éperdument amoureuse de Robert, un brillant architecte de vingt ans son aîné, père de Sarah, étudiante, et de Paul, issu d’une seconde union, qui a exactement l’âge de Tom, à trois jours près. Elle quitte Marc, avec qui elle met en place un système de garde classique – un week-end et un mercredi sur deux, et la moitié des vacances, qu’ils passent en général en Bretagne chez les parents de Marc – pour Tom et Lola, qu’il n’est pas question de séparer. Tom a donc désormais trois paires de grands-parents (les parents de Marie, ceux de Benoît et ceux de Marc), trois papas (Bibi, Marc et Robert), une demi-sœur (Lola) et deux « faux » frère et sœur, Sarah qui passe beaucoup de temps chez son père, et Paul qui y vit en garde alternée. Dans les années qui suivent, il faudra ajouter à cette smala les deux jeunes enfants que Marc va avoir avec sa nouvelle compagne.
Tout ce petit monde s’organise en bonne intelligence. Tom noue avec Robert une belle relation, curieuse et passionnée : l’enfant s’intéresse beaucoup à l’architecture, Robert se fait une joie de l’initier. Il s’entend à merveille avec Paul, dont il devient inséparable une semaine sur deux au point qu’on finit par les appeler « les jumeaux ». Et il découvre avec délice, lui qui a toujours été frère aîné, les joies d’être le « petit frère » de Sarah avec qui il partage une grande affection.
Chaque été, depuis qu’ils vivent avec Robert, Tom passe le mois de juillet avec sa mère, sa sœur, Paul, Sarah et Robert, le plus souvent dans une grande maison qu’ils louent dans le Sud de la France, où il arrive que Bibi vienne les rejoindre pour quelques jours. Et le mois d’août avec Lola, la compagne et les enfants de Marc, dans la maison bretonne des parents de celui-ci, qui le considèrent comme leur petit-fils aîné. Mais cette année, rien ne va plus : Marie et Robert, dont le couple semble un peu essoufflé, ont décidé de mettre de l’imprévu dans leur routine en embarquant toute la famille en camping-car pour traverser les États-Unis. Un projet qui fait l’unanimité auprès des intéressés mais qui ne peut se réaliser que de mi-juillet à mi-août, à cause d’un gros chantier dont Robert a la charge. Par ailleurs, Bibi a proposé à Tom, qui en rêve depuis toujours, de l’emmener quinze jours en reportage, en Patagonie, la dernière quinzaine de juillet. Marc, lui, refuse catégoriquement de changer ses projets bretons, par principe : le mois d’août, c’est son mois, et Lola et ses grands-parents seraient vraiment trop malheureux si Tom les « laissait tomber » pour les vacances...
Marie fait valoir ses arguments : ils seraient tous – et surtout Paul, son « faux jumeau » – tellement déçus si Tom ne venait pas avec eux aux États-Unis, il ne peut pas « leur faire ça ». Bibi n’a jamais rien organisé pour Tom, il est quand même culotté d’arriver comme Superman et de tout bousculer sans tenir compte de personne à part lui, comme d’habitude. Et Marc est tellement à cheval sur « les principes » que ça en devient exaspérant. De toute façon, c’est elle qui a la garde, c’est elle qui décide, non ?
Nous sommes dans mon cabinet de consultation. Je vois Tom, muet, s’enfoncer dans son fauteuil. Sa mère soupire : « Bon, ça serait quand même dommage d’en arriver là, tout s’est si bien passé jusqu’à maintenant. Alors Marc, Benoît, Robert et moi, on a fini par tomber d’accord : c’est à Tom de décider, et nous nous en tiendrons à son choix. » Tom est à la limite de l’asphyxie. Cet adolescent de 14 ans doit choisir entre sa petite sœur adorée, son « jumeau » chéri et sa grande sœur admirée, ses trois papas qu’il aime – dont un papa-grand frère avec qui il attend de partir en reportage depuis qu’il sait ce que ce mot veut dire – mais aussi sa mère à fleur de peau, et tous ses chers grands-parents qui l’attendent de pied ferme. En lui disant : « Choisis où tu vas passer tes vacances », ses parents lui demandent ni plus ni moins de désigner qui est sa « vraie » famille, et d’en devenir à la fois le créateur et l’organisateur. On comprend qu’il panique… En le sommant de choisir, les adultes font sauter les repères sur lesquels il s’est appuyé jusqu’ici pour grandir et savoir qui il est. Ils ne sont plus les parents protecteurs dont il a pourtant absolument besoin.
La coparentalité a inexorablement pris le pas sur la complémentarité conjugale et parentale rose et bleue. Et l’histoire de Tom en est la preuve : une fratrie peut se fabriquer harmonieusement, si les parents épargnent aux enfants les conflits de loyauté. Dans l’appartement de Robert et Marie vit une fratrie qui n’a quasiment aucun lien de sang : Lola est la demi-sœur de Tom, Paul est le demi-frère de Sarah, mais tous les quatre se considèrent comme des frères et sœurs. Si Marie avait coupé Tom de Benoît, ou de Marc après leur séparation, il aurait été en plein clivage. Ce qui lui a été épargné, jusqu’à ce fatidique mois d’avril…
De tous ces contes de fées modernes dont j’ai été le témoin, ce sont incontestablement deux sœurs complices à la vie à la mort, Gala et Nora, qui remportent la palme des vacances familiales les plus baroques ! Gala est la fille chérie de deux hommes blonds, bronzés et sportifs, Harry et Charles, qui dirigent ensemble une start-up plus que prometteuse. Elle est le fruit des spermatozoïdes de Harry, d’une donneuse d’ovocytes et d’une gestatrice pour autrui. Elle est née sur la côte ouest des États-Unis dans la ville d’origine de son père. Elle passe les vacances avec ses deux papas qui occupent le deuxième étage de la vaste demeure familiale de Charles dans les hauteurs de Nice, tandis que le demi-frère de celui-ci, Philippe, habite le premier et que leur mère, impératrice régnant sur le domaine, est installée au troisième et dernier étage. Philippe et son épouse Audrey s’étant révélés infertiles, ils ont adopté à Tahiti, où la circulation d’enfants fait partie des traditions, une ravissante petite Nora.
Les deux petites filles, aujourd’hui âgées de douze ans, adorées par leurs parents respectifs, ont été élevées comme des jumelles sous l’œil attendri et vigilant de leur grand-mère. Elles voyagent fréquemment, l’une aux États-Unis pour rendre visite à son autre grand-mère paternelle et à la femme qui l’a portée dans son ventre pendant neuf mois, l’autre à Tahiti pour rester en contact avec sa famille d’origine avec qui les liens n’ont jamais été rompus.
Les deux « sœurs » s’adorent, la petite Tahitienne sortie d’un tableau de Gauguin, et la petite perle blonde aux yeux si bleus. Elles font corps l’une avec l’autre, et soutiennent l’architecture familiale avec entrain. Et n’hésitent pas non plus à s’asticoter l’une l’autre comme le montre cet échange surpris un jour par Harry au bord de la piscine : « Nanana, toi t’as pas d’maman, hé ! », à quoi l’autre répond vertement : « Oui, mais toi t’es adoptée, nananère… » Et les deux fillettes de se tomber dans les bras en éclatant de rire.
Comédie ? Tragédie ? Tragi-comédie à coup sûr, et c’est notre destin à tous, qui avons, quelle que soit notre généalogie, à nous raconter une histoire, à y intégrer les morts et les vivants, les personnages connus et inconnus, à tricoter une identité narrative toujours en chantier, jamais achevée, pour prendre en main notre destin. C’est dans l’espace inhabituel d’une maison de famille, d’une caravane ou d’une location saisonnière, qu’une famille va être amenée à redessiner ses contours, à éprouver ses liens, à écrire une nouvelle page de son épopée. Et c’est le plus souvent à l’occasion des vacances qu’une famille se sent être une famille, qu’elle se reconnaît comme famille, qu’elle se fabrique. Pour le meilleur comme pour le pire.
Comme Tom, comme Gala et Nora, les attributs de notre famille réelle s’entremêlent avec les attributs d’une famille fantasmée, c’est notre roman familial, miroir du désir de chaque sujet. Cette famille est le lieu des solidarités et des rivalités, des amours et des haines, des pactes conscients et inconscients. Elle est la chambre d’écho des rapports sociaux du monde qui nous environne.
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Il y a quatre-vingts ans, en mai 1936, le Front populaire votait la loi généralisant les congés payés. Qu’a-t-elle changé pour les Français ?
[Dépaysement]
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Tu ne devineras jamais d’où je t’écris, Cathy. Je t’écris de ma cabine, sur le plus grand paquebot du monde ! Eh oui, on a un…
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Notre pensée du temps et de sa répartition oppose travail et congés. Cette dichotomie a d’abord déterminé l’idée d’un temps libre consacré à l’éducation, aux loisirs et au développement humain…