Notre pensée du temps et de sa répartition oppose travail et congés. Cette dichotomie a d’abord déterminé l’idée d’un temps libre consacré à l’éducation, aux loisirs et au développement humain. Dans le processus d’émancipation visé par les projets humanistes, la culture, le sport, les jeux, etc., étaient susceptibles d’apporter aux êtres humains un autre rapport social que celui généré par le travail, supposé difficile, exploiteur, voire néfaste pour la santé physique et mentale, comme le veut la logique du travail aliénant. Les vacances : ce temps pour soi est donc libérateur. Outre sa fonction de repos, il a pour objectif l’épanouissement de l’homme.

Qu’en est-il dans la réalité ? Les enquêtes de terrain montrent qu’il n’est pas si évident de tracer une ligne claire entre les deux. Claude Lévi-Strauss expliquait ainsi pourquoi son Laboratoire d’anthropologie sociale avait adopté un programme de recherche consacré à la notion de travail : « Nous étions frappés de constater que, dans les populations qu’étudient les ethnologues, il n’existe pas toujours de mot pour “travail” ». Marshall Sahlins a montré que, chez la plupart des peuples de chasseurs-cueilleurs étudiés, le temps de « travail » passé à chasser et à cueillir la substance nécessaire à la nutrition était de quelques heures par jour en moyenne ; le reste de la journée était dédié à d’autres tâches. Les ethnographes ont montré que les activités de chasse ou de cueillette ne sont pas à proprement parler des activités de travail mais s’inscrivent dans un ensemble d’activités communes à une famille, un clan ou un village. Elles prennent place dans un réseau de relations, contrairement à la norme de séparation nette entre l’espace du travail et celui des relations proches ou intimes.

Mais les ethnographes de notre société ont également montré une chose plus inattendue : cette dichotomie ne reflète pas nos propres pratiques. Ainsi, les ouvriers, par exemple, utilisent une grande partie de leur temps libre à faire des travaux personnels, dont ils peuvent tirer une forme de revenu : les jardins, le bricolage, voire des travaux d’une ampleur sociale plus grande, comme des fêtes pour financer un voyage ou un club sportif. Florence Weber, qui a mené de nombreuses recherches sur cette question, a parlé à ce propos de « travail à côté ». D’autres travaux sont venus compléter cette perspective et la développer, brouillant toujours un peu plus cette frontière entre travail et vacances, telle qu’elle est débattue publiquement : travail au noir, aide aux personnes âgées ou éducation des enfants, services rendus entre voisins, cousins, connaissances... La société produit une profusion de formes à la frontière entre ces deux univers. Le lieu de travail lui-même peut servir à bien d’autres choses : la « perruque », pratique qui consiste à utiliser des outils ou du temps de travail à des fins personnelles, est une forme extrême d’un enjeu constant. Chacun jongle entre le temps de travail défini par les cadres légaux et les nécessités de la vie quotidienne. Mais attention : dans les métiers les plus dominés, le minutage de tous ces moments est impitoyable. À l’inverse, beaucoup sont obligés de ramener le travail à la maison : les cadres, ceux dont dépend la vie d’autres personnes, etc. Ainsi, la frontière est poreuse... Et vous, que faites-vous de ce temps de vacances ? 

Vous avez aimé ? Partagez-le !