« La droitisation des fonctionnaires est très claire »
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À quand peut-on faire remonter la naissance d’une fonction publique moderne ?
Elle date de la Libération, du tournant des années 1945-1946. Contrairement à ce que l’on croit généralement, la fonction publique n’est pas un héritage, avec une organisation hiérarchique et quasi-militaire venue de Louis XIV via Napoléon, reprise ensuite par le général de Gaulle, puis entérinée par les socialistes. C’est un mythe ! Pour le dire en un mot, la fonction publique est récente dans notre pays. C’est une idée neuve.
La stigmatisation des fonctionnaires a-t-elle été immédiate ?
Elle a été très précoce. De tout temps les fonctionnaires ont été moqués, mais cela explose dans les années 1880 avec la naissance de la République – le mot « fonctionnaire » apparaît du reste pour la première fois dans le Grand Dictionnaire en 1865. Les critiques viennent de partout. Les milieux catholiques, les monarchistes les stigmatisent en pointant leurs modes de vie : la fréquentation de femmes de mauvaises mœurs, les cabarets, la vie urbaine, la vie de bureau ! Les socialistes, les guesdistes considèrent pour leur part que les fonctionnaires sont le bras armé de l’État pour sévir contre le prolétaire et l’ouvrier.
La fonction publique est-elle perçue comme un corps externe à la société ?
Oui, c’est un monde qui semble échapper aux lois communes du travail. Il faut relire ce qu’écrivait Leroy-Beaulieu, en 1905, dans L’État moderne : les fonctionnaires coûtent trop cher, ils sont trop nombreux, ils créent de la bureaucratie, cela coûte beaucoup moins cher en Angleterre et aux États-Unis. Il n’y a rien de nouveau !
Est-ce spécifiquement français ?
Oui. C’est lié à la structuration de l’État, à la tension entre l’État et la société civile, assez fragile en France. Et il y a aussi une autre interrogation : qui représente l’intérêt général ? Est-ce l’État et les fonctionnaires ou les élus ? Le débat continue. Les uns soutiennent que l’intérêt général est représenté par les élus, les autres que l’État et ses fonctionnaires incarnent les intérêts de la nation.
Quel est aujourd’hui le poids de la fonction publique ? Comment est-elle organisée ?
Ne cachons pas un énorme problème de comptabilité… C’est une usine à gaz ! Il y a globalement 5,4 millions d’agents si on considère les trois fonctions publiques (État, territoriale, hospitalière). Ce sont des personnes titulaires, nommées sur un emploi permanent de l’État ou des collectivités locales, à la différence des agents contractuels qui représentent environ 17 % de l’ensemble.
Ce qui est surtout frappant depuis une dizaine d’années, c’est que la fonction publique d’État n’arrête pas de diminuer. Elle a perdu 7 %. C’est une fonction publique composée majoritairement de cadres (56 %) avec les enseignants. C’est une grosse différence sociologique avec la fonction publique territoriale qui a augmenté de 20 à 25 %. Cette dernière est formée aux trois quarts d’agents de catégorie C, c’est-à-dire d’employés de bureau.
Vous décrivez une société de classes.
C’est le cas. Une société dont les normes implicites sont au moins aussi importantes que les normes explicites. Vous avez un classement des corps. Ce n’est pas pour rien qu’il y a un classement de sortie de l’ENA. Et je peux vous assurer que sur vingt ou trente ans, vous avez des évolutions de carrière très différentes entre ceux qui intègrent les grands corps et les autres.
Qui fait partie de la noblesse ? Où se trouve le tiers état ?
La noblesse est composée de l’inspection des finances, du Conseil d’État, de la Cour des comptes, et ainsi de suite. Énarque, cela ne veut rien dire, haut fonctionnaire idem. Ce sont des notions purement sociales. En revanche, en termes sociologiques et professionnels, l’inspection des finances, X-mines, les Ponts, ce sont les élites des élites. La bourgeoisie, vous allez plutôt la trouver chez les agrégés, les profs de prépa, les universitaires. Le tiers état, c’est la catégorie C de la fonction publique territoriale. Vous y trouvez beaucoup de femmes à temps partiel, beaucoup de pauvreté, de précarisation, de vrais problèmes sociaux avec des femmes élevant seules leurs enfants.
Quelle est justement la situation des femmes dans la fonction publique ?
Elles sont majoritaires, surtout dans les emplois les moins qualifiés. Depuis une dizaine d’années, il y a eu un gros effort dans les postes d’encadrement et d’encadrement supérieur. On est loin de la parité, mais un progrès sensible a eu lieu pour les femmes au sein des grands corps. Elles étaient quasi absentes. Elles représentent à présent 20 à 25 % des effectifs. Des normes de nomination ont été définies. Grâce à des politiques volontaristes, on va atteindre la parité de nomination pour les postes de chefs de service. Reste un énorme débat : les carrières sont toujours plus difficiles pour les femmes qui doivent concilier vie professionnelle et vie privée.
Qu’en est-il des disparités de revenus ?
On note un différentiel de 11 à 15 %. Le décalage en défaveur des femmes apparaît à travers les primes qui peuvent être modulées. Notons cependant que les écarts de salaires d’un niveau hiérarchique à l’autre sont plus réduits que dans le secteur privé.
Certains candidats à la présidentielle contestent le manque d’efficacité et de rentabilité de la fonction publique. Qu’en pensez-vous ?
On ne peut pas identifier les coûts de la fonction publique de façon précise. On ne dispose pas d’échelle de comparaison car nous ne sommes pas sur un marché. On peut dire qu’un yacht vaut trois fois une voiture de luxe. Impossible de dire : je me suis acheté une bonne santé à l’hôpital, qui vaut trois fois un bon enseignement pour mes enfants – cela n’a pas de sens, faute d’équivalence monétaire. En outre, la fonction publique est un univers où les décisions peuvent difficilement être imputées à un individu. Ce sont des décisions longues, des processus de décision très complexes, où domine le poids du politique à qui revient le dernier mot, pour des raisons d’opportunité, en tant que supérieur hiérarchique ultime.
Depuis vingt ans qu’on essaye de « dégraisser le mammouth », est-ce une réussite ?
Dans la fonction publique d’État, c’est une réalité. La mise en œuvre de la RGPP (révision générale des politiques publiques) à partir de 2008, c’est 150 000 fonctionnaires en moins ! La mesure a si bien marché qu’on n’avait plus assez de militaires et de policiers pour faire face au terrorisme. La question du nombre est un vieux problème. Mais la mobilité et l’affectation des personnels aux bons endroits sont plus importantes que le quantitatif. Voyez l’hôpital. En réalité il y a beaucoup de soignants qui font de l’administratif, de l’évaluation, de la gestion. Cela crée une procédure très lourde qui pèse sur les personnels soignants. « On passe notre temps à remplir des rapports », se plaignent-ils. À force de vouloir contrôler, de mettre des chaînes au mammouth, on l’a alourdi. Les infirmières disent passer le tiers de leur temps à remplir des rapports qui ne seront lus par personne au lieu de soigner des gens. Le système devient trop compliqué, avec trop de petits chefs.
Est-ce la même chose en régions ?
On assiste à un déséquilibre engendré par la décentralisation en France. Les doubles emplois existent à tous les niveaux. Dans le domaine culturel, tout le monde intervient ! L’État, la région, le département, les communes. On n’a pas su choisir entre les deux solutions possibles. La première est un État centralisé mais moderne, outillé en matière de nouvelles technologies. L’usager se moque de savoir si le service est offert par une collectivité locale ou par l’État. Il veut un service, pas le désert. Ne pas devoir faire quarante kilomètres en voiture pour trouver un bureau de poste, une école ou un hôpital. Mieux vaut un service de proximité offert par l’État que pas de service du tout offert par une collectivité locale. Vendue comme un progrès démocratique, la décentralisation s’est traduite par la mise en place de bureaucraties qui valent bien celles de l’État, surtout dans les grandes villes. La deuxième possibilité était de faire comme d’autres pays européens : créer des grandes régions et transférer les politiques culturelles et éducatives. En France nous restons dans l’entre-deux, avec les défauts de chaque modèle. Personne ne comprend rien à la réforme des administrations territoriales de l’État. Des cadres se suicident tant ils sont à bout de nerfs.
Dans vos dernières recherches, vous notez une droitisation des fonctionnaires.
S’il n’existe pas de vote homogène, la droitisation est très claire et s’inscrit dans la longue durée. On assiste à un véritable abandon du PS. Dans notre dernière étude CEVIPOF de janvier, la plus récente, Benoît Hamon recueille 12 % des intentions de vote dans la fonction publique d’État, 8 % dans la territoriale et 8 % dans l’hospitalière. La gauche contestataire progresse, Mélenchon obtenant entre 16 et 18 % selon les catégories. Mais le plus significatif est l’extraordinaire envolée de Marine Le Pen, notamment dans la catégorie C où elle est en tête. Elle passe de 12 à 22 % en moyenne. Fillon se situe à 18 %. Enfin, il faut noter le recentrage autour de Macron qui explose les plafonds avec 26 % en moyenne dans les trois fonctions publiques. Pourtant les Français ne sont pas libéraux sur le plan économique. Les enquêtes montrent que seule une petite partie des Français veulent diminuer le nombre de fonctionnaires. 40 % y sont favorables, mais les vrais convaincus ne sont que 15 %.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER
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