Récemment, j’ai vu un film qui s’appelle Les Petites Marguerites et qui raconte l’histoire de deux demoiselles merveilleusement ignobles, bien fières de leur mignonne étroitesse d’esprit et détruisant avec joie et bonne humeur tout ce qui dépasse leurs propres horizons. Il me semblait y voir une allégorie du vandalisme de portée très large et d’une actualité brûlante. C’est qui, un vandale ? Non, ce n’est point le paysan analphabète qui, dans un accès de colère, met le feu à la maison du riche propriétaire terrien. Les vandales que je croise, moi, sont tous lettrés, contents d’eux-mêmes, jouissent d’une assez bonne position sociale et n’ont pas spécialement de ressentiments envers quiconque. Le vandale, c’est la fière étroitesse d’esprit qui se suffit à elle-même et est prête à tout moment à réclamer ses droits. Cette fière étroitesse d’esprit croit que le pouvoir d’adapter le monde à son image fait partie de ses droits inaliénables et, vu que le monde est majoritairement composé de tout ce qui la dépasse, elle adapte le monde à son image en le détruisant. Ainsi un adolescent décapite-t-il une statue dans un parc parce que cette statue dépasse outrageusement sa propre essence humaine, et puisque chaque acte d’auto-affirmation apporte de la satisfaction à l’homme, il le fait en jubilant. Les hommes qui ne vivent que leur présent non contextualisé, qui ignorent la continuité historique et qui manquent de culture sont capables de transformer leur patrie en un désert sans histoire, sans mémoire, sans échos et exempt de toute beauté. Le vandalisme contemporain ne revêt pas uniquement des formes répréhensibles par la loi. Lorsqu’un comité de citoyens ou bien des bureaucrates en charge d’un dossier décrètent qu’une statue (un château, une église, un tilleul centenaire) est inutile et qu’ils décident de l’enlever, il ne s’agit là que d’une autre forme de vandalisme. Il n’y a pas de grande distance entre une destruction légale et illégale, comme il n’y en a pas entre une destruction et une interdiction. Un membre du parlement a récemment demandé au nom d’un groupe de 21 députés l’interdiction de deux films tchèques majeurs, difficiles d’accès, y compris – quelle ironie ! – cette allégorie du vandalisme que sont Les Petites Marguerites. Il s’est attaqué sans vergogne aux deux films et a d’emblée admis, mot pour mot, qu’il ne les avait pas compris. L’incohérence dans son propos n’est qu’apparente. Le plus grand méfait imputé à ces deux œuvres cinématographiques est justement qu’en dépassant les horizons de leurs juges, elles aient offensé ces derniers. 

Toute répression d’une opinion, y compris la répression brutale d’opinions fausses, va au fond contre la vérité

Dans une lettre à Helvétius, Voltaire a écrit cette phrase magnifique : Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. Il s’agit là de la formulation du principe éthique de base de notre culture moderne. Qui régresse dans l’histoire avant la naissance de ce principe-là quitte les Lumières pour retourner au Moyen Âge. Toute répression d’une opinion, y compris la répression brutale d’opinions fausses, va au fond contre la vérité, cette vérité qu’on ne trouve qu’en confrontant des opinions libres et égales. Toute interférence dans les libertés de pensée et d’expression – quelles que soient la méthode et l’appellation de cette censure – est au XXe siècle un scandale, ainsi qu’un lourd fardeau pour notre littérature en pleine effervescence.

Une chose est incontestable : si aujourd’hui nos arts prospèrent, c’est grâce aux avancées de la liberté de l’esprit. Le sort de la littérature tchèque dépend à présent étroitement de l’étendue de cette liberté. Je sais que dès qu’on dit liberté, il y en a qui s’irritent et se mettent à protester en disant que la liberté d’une littérature socialiste doit avoir ses limites. Il est clair que toute liberté a ses limites qui sont déterminées par l’état du savoir, l’ampleur des préjugés, le niveau d’éducation, etc. Pourtant, aucune nouvelle ère progressiste n’a été définie par ses propres limites ! La Renaissance ne s’est pas autodéfinie par la naïveté étriquée de son rationalisme – celle-ci n’est devenue visible qu’a posteriori – mais par un affranchissement rationaliste des frontières d’antan. Le romantisme s’est autodéfini par le dépassement des canons classicistes et la nouvelle matière qu’il a pu appréhender après avoir traversé les vieilles frontières. De façon analogue, le terme de littérature socialiste n’acquerra de sens positif tant qu’il n’aura pas accompli le même affranchissement libérateur. 

Cependant, chez nous, on continue de voir dans la défense des frontières une plus grande vertu que dans un dépassement de ces dernières. Diverses conjonctures politiques et sociétales nous servent à justifier maintes restrictions en matière de liberté d’esprit. Mais une politique digne de ce nom est celle qui privilégie les intérêts substantiels aux intérêts immédiats. 

 

Extrait de « La littérature et les petites nations », trad. Martin Daneš, dans Un Occident kidnappé © Milan Kundera, 1967 © Éditions Gallimard, 2021

 

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