Atmosphère inflammable, débat difficile
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Tout change à partir de 1967
Il ne faut jamais perdre de vue que l’antisémitisme se renouvelle en permanence. Des couches successives de préjugés se sont accumulées à travers les siècles : de l’antijudaïsme chrétien contre le « peuple déicide » au fantasme associant les Juifs à l’argent, dès le Moyen Âge, puis au pouvoir, à partir du début du XXe siècle, jusqu’aux théories raciales aboutissant au nazisme et à l’extermination de 6 millions de Juifs…
La création de l’État d’Israël au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale a profondément modifié les choses. À l’image du Juif errant s’est substitué le soupçon de double allégeance, celle du Juif plus loyal à Israël qu’à la France. À partir de la guerre de 1967 et de l’occupation des territoires palestiniens, « David » est devenu « Goliath », le petit État assiégé par ses voisins arabes s’est transformé en superpuissance. Dès janvier 1969, les sondages de l’Ifop montrent un retournement, les opinions favorables à Israël chutant de 68 % à 35 %.
Antisionisme et antisémitisme
C’est à partir de la guerre des Six Jours que l’antisémitisme se teinte d’antisionisme. Encore faut-il définir ce qu’on entend par sionisme, notion fourre-tout, mal connue et négativement connotée depuis le congrès de l’Unesco qui, en 1975, a adopté une résolution associant implicitement le sionisme à une forme de racisme. En France, plus de la moitié des sondés sont incapables de définir ce terme. Historiquement, le sionisme est une idéologie et un mouvement nationaliste de la fin du XIXe siècle qui, face à la montée de l’antisémitisme, se bat pour établir un foyer national juif en terre d’Israël. Mais il y a des sionistes de droite et des sionistes de gauche, des sionistes religieux et des sionistes laïques. Il me paraît de même préférable d’éviter le mot d’antisionisme, tout aussi ambigu et polysémique. Il peut recouvrir la juste revendication d’un État palestinien, qui n’a rien d’antisémite, aussi bien que la volonté de nier l’existence de « l’entité sioniste ».
Les slogans « Free Palestine » ou « Du Jourdain à la mer » entendus dans les manifestations des deux côtés de l’Atlantique peuvent signifier aussi bien l’établissement d’un seul État où Juifs et Palestiniens vivraient ensemble – mais dans les conditions actuelles, cela semble problématique – que l’effacement d’Israël.
Plutôt que de se dire antisioniste, il me semble préférable d’exprimer son opposition à la politique d’Israël, ce qui n’est pas la même chose. Les Israéliens ne se privent d’ailleurs pas de critiquer leur gouvernement.
Les vieux stéréotypes de l’antisémitisme
Le sondage annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) montre que le « vieil » antisémitisme – ces stéréotypes associant les Juifs au pouvoir, à l’argent, au communautarisme ou à la double allégeance – n’a pas disparu. Avant comme après le 7 Octobre, ce sont ces préjugés qui structurent l’antisémitisme, bien plus que le conflit Israël-Palestine, qui reste périphérique. L’opinion majoritaire estime que ce conflit a trop duré et renvoie dos à dos les Palestiniens et les Israéliens.
Ce « vieil antisémitisme » est plutôt le fait de personnes âgées, n’ayant pas fait beaucoup d’études, en situation d’insécurité économique, et peu au fait du conflit, tandis que la critique d’Israël et la sympathie pour les Palestiniens sont le fait de populations plus jeunes et plus instruites.
Nous vivons dans une démocratie qui reste marquée par la Deuxième Guerre mondiale, la collaboration de Vichy et la déportation de 75 000 Juifs. C’est pourquoi l’antisémitisme et le racisme s’y expriment souvent sous une forme détournée, y compris du fait des lois qui les répriment. Certains vont masquer leur détestation des Juifs en s’abritant derrière la critique légitime d’Israël et du sionisme. Mais il faut rappeler que la très grande majorité des Français n’est pas antisémite.
La remontée de l’antisémitisme
À partir de 2000 et de la seconde intifada, on a vu monter en France le nombre d’agressions antisémites. On n’est plus dans le domaine des opinions, étudiées par le Baromètre de la CNCDH mais des actes, recensés par la police quand les victimes portent plainte. Le dernier trimestre 2023 a vu, à la suite du 7 Octobre, une explosion inédite d’actes dirigés contre des Juifs (des propos, courriers ou gestes menaçants et, plus rarement, des violences physiques) : 1 676 actes enregistrés pour toute l’année (quatre fois plus qu’en 2022), dont 1 242 rien qu’au dernier trimestre. On constate un phénomène habituel d’imitation : l’incident, très médiatisé, donne des idées à des esprits faibles qui se sentent soudain autorisés à passer à l’acte : après la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990, on avait enregistré une centaine d’actes antisémites. Ces envolées sont systématiques après chaque intervention israélienne dans les territoires (2000, 2002, 2004, 2014).
Cette fois, tout est rassemblé pour que les effets soient bien plus puissants : la médiatisation de la guerre menée à Gaza est à la hauteur de son caractère sanglant, auquel s’ajoute sa récupération politique, de Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen.
La corrélation de l’antisémitisme et du racisme
Je ne peux parler de l’étude de la CNDCH pour 2023, puisqu’elle sera publiée fin juin, mais nous avions déjà remarqué, entre mars et novembre 2022, une baisse de l’indice de tolérance, qui se situait jusque-là à un niveau record, la loi sur l’immigration ayant polarisé le débat sur cet enjeu. C’est un point capital : les préjugés envers les minorités sont corrélés entre eux. On peut construire une échelle globale d’« ethnocentrisme » – une attitude globale de rejet de celui qui « n’est pas comme moi », étranger, immigré, juif, musulman… Le contexte actuel ne peut que favoriser une remontée de l’ensemble des préjugés.
Combats communs
L’atmosphère est inflammable, les conditions d’un débat serein sont difficiles à trouver. En Israël pourtant, des Juifs et des Palestiniens donnent l’exemple, continuant à se battre ensemble pour la paix, comme le Forum israélo-palestinien des familles endeuillées, des parents qui ont perdu une fille ou un fils et qui estiment qu’on ne résoudra rien en faisant plus de morts.
En France, ces combats communs existent, je pense aux Guerrières de la paix ou à l’association Isaac et Ismaël à Sciences Po. L’important, c’est de refuser la simplification du débat, son instrumentalisation politique, son extrémisation, son « émotionnalisation ». Il faut recréer les conditions d’une discussion sereine. Appliquer la loi certes, mais en évitant ses interprétations extensives en matière de poursuites pour « apologie du terrorisme » ou d’interdictions de débats dans des universités.
À Sciences Po, les choses sont infiniment plus complexes que ce qui en est rapporté. Il faut sortir de l’image de deux camps monolithiques totalement opposés. Les groupes d’étudiants qui ont occupé l’établissement sont hétérogènes, comme l’a très bien montré une récente enquête du Monde. Et l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et les comités Palestine se parlent.
Les mots piégés
On peut considérer qu’on a le droit de rire de tout mais il y a des situations où certains dessins ou propos peuvent choquer et accroître la polarisation ambiante. Guillaume Meurice n’est pas antisémite, il n’y a pas de doute sur ce point, il a fait de la provocation, mais dans certaines circonstances, il faut peut-être tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de tenir des propos qui vont blesser.
À propos de certains mots aussi – « génocide », « apartheid », « colonisation » –, il vaudrait mieux réfléchir à leur teneur réelle avant de les employer. Parler des crimes de guerre commis à Gaza est parfaitement fondé, évoquer des intentions génocidaires de la part de certains membres du gouvernement israélien également, mais parler d’un génocide – terme complexe qui s’évalue, avec du recul, sur des critères juridiques et historiques – me semble hors de propos.
Le problème, c’est que, par-delà la légitime indignation face à la riposte disproportionnée du gouvernement israélien, les réseaux sociaux favorisent des raccourcis essentialisants. Les Français juifs ne sont pas plus responsables de la politique de Netanyahou que les Français musulmans des attentats djihadistes commis dans le monde.
Une amnésie du 7 Octobre
Un point me paraît troublant tout de même : en dehors de la communauté juive, le 7 Octobre a été très vite oublié, dès les jours suivants. Il y a eu de l’incrédulité aussi face à la nature des exactions commises par le Hamas (violences sexuelles, tortures, mutilations). Mais cette absence d’émotion, avant même la riposte israélienne sur Gaza, s’explique sans doute en partie par l’image très dégradée d’Israël.
Conversation avec PATRICE TRAPIER
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