D’où vient le terme islamisme ?

Au XIXe siècle, il était équivalent à l’islam, mais ce sens a disparu. À ma connaissance, la première occurrence contemporaine a été produite par la revue Esprit en 1981. On a inventé ce terme pour traduire la distinction entre, par exemple, un pays musulman et un régime islamique. Comme le mot était ambigu, mes éditeurs anglo-saxons l’avaient traduit par « political islam ».

Qui pratique cet islam politique ?

Stricto sensu, les Frères musulmans qui, transformant la religion musulmane en une idéologie politique, veulent créer un État islamique moderne, mais à partir du 11 Septembre, le terme « islamisme » a désigné toute forme d’islam radical et violent, et c’est désormais le sens qui domine. Auparavant, on distinguait le fondamentalisme (salafisme) et l’islamisme, tout comme on faisait une différence entre fondamentalisme et djihadisme. Aujourd’hui, l’islamisme désigne improprement à la fois un islam fondamentaliste, un islam violent et un islam politique qui veut prendre le pouvoir.

Quelle est la différence entre les Frères musulmans et les salafistes ?

Les salafistes ne veulent pas fonder un État islamique. Pour eux, il y a des États qu’ils acceptent de fait, même s’ils n’éprouvent aucun enthousiasme à leur égard. Ce qu’ils veulent, c’est pratiquer leur foi comme ils l’entendent. Ils défendent un retour aux normes religieuses, qu’ils jugent non négociables. Ils sont séparatistes dans leur mode de vie sur des points comme la viande halal, le voile, les cinq prières par jour, les vêtements, la question de se serrer la main ou pas…

De quelle façon évoluent ces deux grandes forces ?

Les Printemps arabes avaient soulevé un grand espoir chez les Frères musulmans. Jusqu’au renversement du président égyptien Morsi en 2012, ils pensaient qu’un État islamique était possible. Ils ont ensuite adopté une politique différente d’un endroit à l’autre. En Europe, ils pratiquent une stratégie de multiculturalisme à l’américaine, en jouant la carte des droits des minorités. C’est pourquoi ils agitent la lutte contre l’islamophobie. Leurs instruments sont les tribunaux et le lobbying. De chaque incident, ils font une grande publicité et ils portent plainte systématiquement. Ils cherchent aussi des alliés politiques : la France insoumise et les écologistes ont été pour eux des cibles. Ces deux partis sont les seuls qui acceptent de reconnaître qu’il y a des minorités, mais ils sont néanmoins complètement sécularisés.

Et les salafistes ?

Le salafisme est en crise depuis les Printemps arabes et depuis que le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, a mis au pas le clergé wahhabite, cessé de financer les réseaux salafistes et même rétrocédé aux Marocains les grandes mosquées de Genève et de Bruxelles. Il faut noter qu’en Égypte, les salafistes se sont opposés aux Frères musulmans et ont voté pour le maréchal Sissi ; en Libye, ils soutiennent le maréchal Haftar, tout comme le gouvernement français !

Il y a tout de même un problème salafiste en France.

Oui, un problème suscité par le comportement séparatiste qui s’oppose aux modes de vie laïques. À la différence des pays européens plus libéraux, la tolérance de l’opinion publique est très faible à leur égard, et même de plus en plus faible, en raison de l’évolution de la vision de la laïcité. Depuis une vingtaine d’années, on voit apparaître une nouvelle définition de la laïcité qui n’est plus l’idée de la séparation des Églises et de l’État et de la neutralité de l’État, mais l’idée que tout le monde doit accepter les « valeurs républicaines ».

C’est-à-dire ?

Nous sommes sortis d’une vision purement juridique et constitutionnelle de la laïcité pour passer à une vision que j’appelle idéologique, mais on pourrait dire culturelle, une vision de la laïcité qui tente de se définir par des valeurs objectives qui s’opposent frontalement aux valeurs religieuses. Pour bien montrer à quel point c’est une révolution, il faut se souvenir que Jules Ferry considérait qu’il n’y avait pas de valeurs républicaines, mais des valeurs universelles partagées par tout le monde. Dans sa lettre aux instituteurs, il écrivait : « Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. »

Comment, selon vous, peut-on lutter efficacement contre le salafisme ?

La voie du droit me semble la plus pertinente. Pour contrer les discours de haine, il faut appliquer les lois existantes, pas besoin d’en inventer d’autres. Il faut toujours agir dans le cadre d’un État de droit. La société vit des tensions importantes, et l’horrible assassinat de Conflans a mis la France dans un état d’apesanteur. Comme dans le cas de Charlie Hebdo, le terroriste et ses complices ont touché à un symbole laïque partagé. Mais, de très fortes tensions, la société française en a déjà vécu, des années 1930 jusqu’à la guerre d’Algérie, par exemple. On ne peut obliger personne à partager les valeurs républicaines, mais on peut sanctionner les écarts à la loi. Et, bien entendu, combattre la violence. D’ailleurs, le combat antiterroriste est partagé par tous les pays occidentaux, même s’ils s’opposent sur les « valeurs ».

Quel regard portez-vous sur la progression continue des salafistes et des islamistes ?

Elle relève d’un effet que j’ai étudié il y a plus de vingt ans dans La Sainte Ignorance : plus une société se sécularise, plus les religions sont fondamentalistes. Puisque le citoyen moyen cesse d’être croyant et qu’il ne comprend même plus la culture religieuse, ceux qui veulent du religieux vont du coup vers le plus radical. Aujourd’hui, vous n’avez plus de curés de gauche de moins de 78 ans. Quand un Juif fait un retour à la foi, il ne va pas chez Mme Horvilleur [femme rabbin du Mouvement juif libéral de France], mais chez les Loubavitch. Et les gens qui se découvrent protestants, ils ne fréquentent pas l’Église réformée de France d’où je viens, mais vont chez les évangéliques. C’est pareil chez les musulmans.

Comment analysez-vous les réactions des politiques face à l’islamisme ?

Il y a deux oppositions, qui s’expriment d’ailleurs plus face à l’islam qu’à l’islamisme. D’abord, la vieille opposition républicaine laïque qui voit dans l’islam le nouvel avatar du religieux. Cette gauche antireligieuse s’appuie sur une tradition française de républicanisme laïque autoritaire qui considère le rapport à la religion comme un combat, de Robespierre à Clemenceau. De l’autre côté, il y a les identitaires bardés de leur culture chrétienne qui estiment que l’islam, sans distinction entre l’islam radical et l’islam des Lumières, n’a rien à voir avec la France. Ce qui est paradoxal, c’est que, d’une certaine manière, les gens de la Manif pour tous sont plus proches des salafistes que du reste de la population sur l’homosexualité, la famille, le genre, voire sur la théorie de l’évolution.

L’offensive menée par le gouvernement vous paraît-elle pertinente ?

Je vois un problème : on agite une invocation incantatoire aux valeurs de la République qu’on ne met pas en pratique, et cela peut apparaître comme une hypocrisie. Si vous enseignez aux enfants d’un collège de banlieue que les valeurs de la République, c’est l’égalité et la fraternité, ils éclatent de rire. Pour être cohérent, il aurait fallu déclencher un plan Marshall pour les banlieues, qui n’aurait pas réglé la question du fondamentalisme, mais  aurait permis de dire : on vous donne les moyens de partager les valeurs de la République, maintenant suivez-les ! Les habitants des banlieues ne pensent pas que les salafistes sont leur principal problème. Ce qu’ils réclament, musulmans compris, c’est plus de profs, plus d’État, plus de police – on l’a encore vu à Dijon quand il a fallu attendre trois jours pour que la police intervienne dans la guerre entre Tchétchènes et Arabes. En fait, on a affaire à un État à éclipses.

L’attentat de Conflans vient rappeler la forte implantation des salafistes.

Qu’il y ait un terreau salafiste, on est tout à fait d’accord, et des incidents comme ceux provoqués par les parents d’élèves de Conflans, il s’en produit beaucoup. Mais l’appui de Sefrioui [du collectif islamiste Cheikh Yassine] aux parents d’élèves, c’est plutôt la stratégie des Frères musulmans qui montent en épingle le moindre incident et portent plainte. Eh bien, soit, qu’ils portent plainte ! L’État de droit est un bon outil pour combattre ces gens-là. Le problème, c’est que les chefs d’établissement n’ont pas envie d’aller au tribunal, cela porte ombrage à la réputation de leur établissement et à leur carrière. Tout le monde sait que la devise de l’Éducation nationale, c’est « pas d’emmerdes ». Les profs se retrouvent ainsi isolés face à des classes d’adolescents qui sont dans des attitudes de révolte, de déni, de provocation. Et face à leurs parents !

Cet assassinat n’infirme-t-il pas votre thèse sur l’absence de lien entre le terreau salafiste et le djihadisme ?

Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait aucun lien, il n’y a pas de doute sur le fait que les terroristes sont musulmans. Ce que j’affirme, c’est qu’il n’y a pas de lien automatique entre l’augmentation du fondamentalisme religieux et la violence terroriste. Le terrorisme n’est pas une conséquence directe du salafisme, et pratiquement tous les profils de terroristes depuis 1995 en France vont dans le sens de cette thèse. De Kelkal à Anzorov, ils appartiennent presque tous à la seconde génération, ou bien ce sont des convertis. Ils s’autoradicalisent dans le cadre de petits groupes et se tournent directement vers le djihadisme sans passer par des formes intermédiaires de pratiques religieuses, et ils sont très souvent liés à la petite délinquance.

Craignez-vous que l’émotion actuelle conduise à un rejet global des musulmans ?

Le problème, ce serait de considérer l’ensemble des musulmans de France, qui sont quand même plusieurs millions, à travers le prisme de la radicalisation. Comme si chaque musulman était un terroriste en puissance, ce que pense l’extrême droite. Mais les laïcs, eux-mêmes, ne laissent au fond pas beaucoup de choix aux musulmans : pour ces derniers, être un croyant modéré c’est être modérément croyant, ce qui pour un religieux n’est pas acceptable. Je crains que l’on ne comprenne plus la croyance et que toute expression de croyance dans l’espace public soit désormais interprétée comme un signe de radicalisation. 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

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