Il y a quelques jours, je dirigeais un atelier dans un institut de formation en soins infirmiers. Dans cet établissement, certains étudiants et étudiantes se sont mis à réclamer des aménagements dans leur agenda scolaire, par exemple en période de ramadan ou le vendredi. Ils portent des signes religieux sur leurs lieux de stage. Ils refusent de se soumettre à la stricte tenue professionnelle qui interdit les manches longues sous les blouses et les bandanas pour cacher les cheveux… Ce phénomène est de plus en plus répandu. Je rencontre la même situation chez les internes en médecine.

J’interviens auprès des personnels soignants et des acteurs sociaux aux quatre coins de la France autour de la prise en compte des rites, des cultures et des religions dans leurs établissements publics et des limites prévues par la législation. À mes débuts, en 1995, les personnels soignants me posaient mille questions sur l’islam, le judaïsme, le christianisme, le bouddhisme, les Gitans, les Chinois… Les discussions portaient sur toutes les cultures et les religions qui composent la population de la France. Depuis une quinzaine d’années, on ne m’interpelle quasiment plus que sur des problématiques qui concernent l’islam et le Maghreb. Avant 1995, la pratique de la religion musulmane ne posait aucun problème dans le secteur médico-social. Aujourd’hui, des patients comme des soignants font entrer leur religion à l’hôpital de manière revendicative, voire avec une extrême violence.

Bon nombre d’hôpitaux publics acceptent communément que des médecins ou des chirurgiens portent des signes religieux, alors que c’est strictement interdit. Concrètement, quand un homme ou une femme médecin se présente et porte un signe religieux bien visible, on l’embauche malgré tout ! Sous quel prétexte ? Celui qu’on a du mal à recruter dans le secteur public. Cela n’arriverait pas si les personnels étaient payés à leur juste valeur en fonction de leurs compétences... Aujourd’hui, certains personnels masculins refusent de pratiquer des soins sur des patientes, et inversement. Certains récusent l’autorité de leur supérieur hiérarchique s’il s’agit d’une femme. D’autres vont jusqu’à refuser d’effectuer certains actes autorisés par leur diplôme, mais « interdits » par leurs croyances.

Il y a quelques mois, un cadre de santé m’a raconté qu’un matin, en arrivant à l’hôpital, il a trouvé un aide-soignant de son service fébrile après une garde de nuit. Après de multiples questions, le soignant a fini par lui raconter : « On a failli perdre un patient. » Ce monsieur âgé avait un problème cardiaque. Son collègue infirmier, de garde en même temps que lui, était le seul en capacité de prodiguer les soins nécessités par son état. « Je l’ai appelé dans le couloir, plusieurs fois, mais il ne répondait pas… Alors, j’ai fait comme j’ai pu. Le patient n’est pas mort, mais j’ai eu la peur de ma vie. » En fait, l’infirmier s’était absenté pour faire sa prière. Le cadre du service a appris ce jour-là que cet infirmier était coutumier du fait, que toute son équipe était au courant et que personne ne disait rien.

Du côté des patients, il y a de plus en plus de violence, en paroles comme en actes. Il est vrai que ce n’est pas toujours lié à la religion, mais trop souvent les refus motivés par des raisons médicales ou organisationnelles sont vécus comme une posture raciste. Ils pensent qu’on leur refuse telle ou telle chose parce qu’ils sont musulmans. Symétriquement à ce qui se passe chez les soignants, de nombreuses femmes ne veulent pas être soignées par un homme, et inversement. Selon la réglementation en vigueur, on suit cette demande quand cela est possible (en respectant les protocoles de soin, d’organisation du service et de planification des personnels...). Je précise que l’islam comme les autres religions n’interdisent absolument pas le soin homme-femme lorsqu’une vie est en danger ou que perdure un risque de perte d’intégrité physique ou mentale.

Le plus grave, c’est que souvent les cadres de l’hôpital ne savent pas comment se positionner face à ces situations. Pas de vagues, pas de plaintes : les autorités hiérarchiques sont rarement informées de ce qui se passe sur le terrain. En somme, on étouffe l’affaire. Je devrais dire les affaires, car dans chaque établissement où je passe, les personnels témoignent de plusieurs cas restés sans suite. Si je devais rééditer mon livre de 2011, Menaces religieuses sur l’hôpital, j’aurais un minimum de 500 pages à y ajouter ! Les mêmes problèmes existent aujourd’hui, mais ils sont plus graves et plus nombreux. Il faut aussi noter l’émergence et l’augmentation de conflits liés aux Témoins de Jéhovah et aux évangéliques, qui rejettent des prises en charge médicales comme la transfusion ou les vaccins. Parfois, tout bonnement, les soins médicaux. C’est à se demander pourquoi ils se présentent à l’hôpital. 

Avant de devenir formatrice, je travaillais moi-même à l’hôpital. Quand il y avait une réclamation, j’étais chargée d’effectuer une enquête. Nous avions pour mission de mettre les choses au clair, d’aller sur le terrain à la rencontre des protagonistes. Les conclusions étaient transparentes pour le chef de service, le directeur comme pour l’auteur de la réclamation. De nos jours, on attend des directeurs d’hôpitaux qu’ils soient de purs gestionnaires, qu’ils gèrent des équipes toujours en sous-effectifs et des approvisionnements en matériel sur le fil du rasoir. Chefs de service et cadres de santé sont submergés de réunions et de paperasse. Ils n’ont plus le temps de manager des équipes. Voire, ils les fuient. De même, les directions esquivent les conflits en lien avec des attaques directes contre la laïcité, aussi bien côté patients que personnel. Alors, souvent, on ne fait rien !

Comment en est-on arrivé là ? À l’école, le thème du port du voile islamique a commencé à émerger en 1989, et il a fallu quinze ans pour faire une loi... Et justement, en plein débat sur le port des signes religieux dans les écoles en 2004, après qu’un directeur d’hôpital eut publiquement alerté de ce qui se passait, nous avons eu droit à une circulaire sur les règles de la laïcité à l’hôpital. C’était en 2005.

Une circulaire, cela a valeur de loi, allez-vous me dire… Je ne le crois pas. Quand une loi est votée, les politiques en débattent, la presse aussi. Or, cette circulaire de 2005 a été publiée dans un incroyable silence public. L’opinion n’en a pas eu vent, le personnel de santé non plus. Méconnue sur le terrain, cette circulaire n’est souvent pas appliquée – ou alors partiellement. En 2016, l’Observatoire de la santé a publié un guide, simple copié-collé de cette même circulaire. Il n’a pas répondu à la question essentielle : quelles sont les sanctions prévues si la laïcité n’est pas respectée ? Aucune. « Alors, pourquoi s’efforcer de le faire, puisque je ne risque rien ? » m’a répondu un jour un directeur. 

Aujourd’hui, Emmanuel Macron répète ce qui a mille fois été dit par ses prédécesseurs. Quant à moi, je n’ai envie de lui dire qu’une seule chose : arrêtez de parler, faites une loi pour l’hôpital ! Que ceux qui ne la respecteront pas encourent des amendes aux montants dissuasifs, des mises à pied et même des remerciements définitifs. Que ceux qui ont laissé faire soient poursuivis comme complices. Il n’est plus temps de négocier, il faut appliquer la règle : patients et usagers seront respectés dans leurs croyances si leurs pratiques ne vont pas à l’encontre de l’organisation des services de soins ; personnels et étudiants à l’hôpital public respecteront une stricte neutralité religieuse. Puisqu’une circulaire et un guide n’ont pas suffi pour faire appliquer cette règle, que nos députés et sénateurs votent une loi et que le gouvernement donne les moyens aux établissements hospitaliers de la faire respecter sans aucune exception. Aucune, car aujourd’hui, sur le terrain, les exceptions sont pléthores. 

 

Conversation avec ADELINE PERCEPT

 

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