Le serpent et la corde
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À chaque attentat, une blessure se ravive en moi, ranimant les cauchemars que j’ai vécus dans mon pays d’origine, l’Afghanistan – toujours meurtri sous la terreur de l’armée des ténèbres, les talibans. « Celui qui s’est fait mordre une fois par un serpent, il a peur même d’une corde », dit un proverbe afghan. Oui, je ne cesse de penser à toutes et à tous ces enseignants menacés où qu’ils soient, je pense à tous ces meurtres quotidiens dans chaque coin de ma terre natale, à mon frère assassiné par des moudjahidines, dont certains crétins devenus djihadistes. C’est ainsi que je les nomme, djihadistes. Je sais que le mot fait peur, qu’il convient de distinguer les différents mouvements politiques et terroristes musulmans, mais je me méfie du terme « islamistes » que l’on utilise abondamment. Ce terme leur permet de justifier au nom de l’islam toutes leurs horreurs et de se dissimuler sous différents noms. Eux, ils sont heureux de ces amalgames. Que je sache, on n’a jamais parlé de christianiste ni de judaïste, mais d’intégriste ou de fondamentaliste. Il faut donc bien appeler ces hommes par leur vrai nom, qui incarne bien leur pensée et leur action… Oui, il faut nommer l’horreur par sa vraie identité, sinon elle reviendra. Elle reviendra sous le nom qu’elle voudra, sous le masque qui l’enchantera !
De même, ces djihadistes, qui, selon l’époque et leur stratégie, se nomment « wahhabites », « salafistes », « Frères musulmans », « talibans », « Al-Qaïda », « Daech »… sont les mêmes qui ont déclaré, depuis le XVIIIe siècle, le « djihad » contre l’humanité. Ils ne sont plus en guerre contre le christianisme, comme lors des Croisades, les dogmes contre les dogmes, mais les dogmes contre les doutes, l’obscurantisme contre la Lumière, les fatwas contre les droits de l’homme. Ce n’est donc nullement un hasard si ce mouvement est né à l’époque même où l’humanité se réinventait – son premier grand et profond changement depuis la Renaissance.
Ces djihadistes ont toujours les mêmes armes : le sacré, la peur, la haine et l’argent. L’assassinat de Samuel Paty en est la preuve. Vendredi à Conflans, le collégien qui a désigné le professeur s’est vu offrir de l’argent, mais il a aussi été menacé par le terroriste habité de haine. Ce que j’ai remarqué bien avant, lorsque je menais mon enquête sur les Printemps arabes en Égypte, en Tunisie et en Algérie, où des ONG salafistes distribuaient, avec tant de générosité, de la nourriture et de l’argent aux familles qui vivaient dans la misère. Tout en pressant la jeunesse de s’allier avec eux, bien sûr. Le djihadisme prospère dans les zones de misère, dans les marges des sociétés, y compris dans les pays occidentaux. Les vautours sont toujours attirés par la désolation, l’injustice et le malheur ; ils secourent puis ils intimident et suscitent la peur. Ils imposent à l’humanité la loi de leur terreur, le feu de leur horreur dont le foyer peut être aussi bien en Arabie saoudite qu’au Qatar, au Pakistan, en Iran, en Russie, aux États-Unis… Il y a de quoi se désespérer.
En y pensant, je ne peux que me lamenter, comme le philosophe Claude Lefort : « La démocratie est le seul régime tragique. » Tragique parce qu’elle est constamment menacée par sa propre quintessence qui s’incarne dans la liberté de la pensée et les droits de l’homme. Des valeurs pour lesquelles l’humanité a payé cher, et qui ne relèvent que de la prise de conscience de l’individualité humaine – un processus quasi absent dans de nombreux pays du monde où l’individu n’existe pas, car il appartient à sa famille, à sa tribu et à sa religion, mais pas à la société ni à lui-même. Sans conscience de l’individualité, pas de responsabilité individuelle non plus. Ni, donc, de liberté de pensée critique. Tout comme ce djihadiste russo-tchétchène qui a frappé à Conflans-Sainte-Honorine, bien soutenu par sa famille et ses compères et maîtres religieux, qui n’ont su transmettre autre chose que la peur et la haine.
Quand les protections sociales manquent, les djihadistes font croire que la religion est un refuge. Quelle illusion funeste ! Souvenons-nous de Shams, le grand penseur du XIIIe siècle, maître du poète Rumi. À quelqu’un qui lui disait : « Le Prophète Mahomet est mon protecteur », il répondait : « Honte à toi ! Mahomet est son propre protecteur. Essaye d’être toi-même ton protecteur. » Nous sommes, hélas, bien loin de cette pensée mystique.
Que faire ? Interdire tous ces mouvements djihadistes ? Cela n’atteint-il pas la quintessence de la démocratie ? Quel dilemme ! Je songe à cette phrase que Roland Barthes appliquait à la langue mais qui me sert à penser le problème qui nous occupe : « Le dictateur ce n’est pas celui qui interdit, mais celui qui oblige. » Les djihadistes obligent, il faut les blâmer. À ces jeunes aliénés par la religion, il faut apprendre le goût du doute, la nécessité de prendre conscience de leur individualité et de leur liberté. Ils doivent devenir responsables de leurs pensées et de leurs actes. Qu’ils méditent un jour cette fameuse phrase de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, dont on oublie toujours la fin : « Les dieux sont morts. Oui, ils sont morts de rire en entendant l’un d’eux dire qu’il était le seul ! »
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