Le sport est-il un terrain, voire un terreau de la radicalisation islamiste en France ? L’idée peut sembler saugrenue tant il apparaît dans l’imaginaire national comme un vecteur essentiel du creuset républicain, songeons à nos Bleus auréolés de leurs deux étoiles par exemple. Mais depuis quelques années, services de police et spécialistes tirent la sonnette d’alarme : des islamistes, convaincus ou en devenir, hanteraient nos stades et gymnases, prieraient dans les vestiaires et s’entraîneraient à pourfendre l’infidèle sur les tatamis. À force de mansuétude et d’aveuglement, nos belles associations sportives ne seraient plus les dignes héritières des hussards noirs de la République… La réalité est sans doute plus nuancée.

Après l’odieux assassinat de Samuel Paty, une réunion a été organisée dans la précipitation, mais le chef de l’État voulait mobiliser tous les ministres et donc aussi Roxana Maracineanu. Les 20 et 21 octobre, la ministre déléguée aux Sports a réuni la grande famille du sport français pour rappeler « les actions engagées par le ministère pour combattre les atteintes au pacte républicain : constitution et animation du réseau des référents de prévention de la radicalisation, contrôles des structures sportives sous l’autorité des préfets, formations, diffusion d’outils pratiques à destination des éducateurs ». C’est que le sport se retrouve désigné comme un des passages obligés des terroristes en herbe : le manque d’engagement laïque des fédérations aussi bien que de leur administration de tutelle favoriserait la progression de la propagande islamiste en leur sein.

Ce discours a pu trouver un bout de justification lorsqu’est apparu dans le parcours personnel d’Abdoullakh Anzorov, l’assassin de Samuel Paty, la fréquentation en 2018 d’un club de lutte toulousain où il pratiqua cette discipline, très populaire chez les jeunes Tchétchènes. Avant même le passage d’Anzorov, ce club avait été soupçonné de communautarisme, une seule femme en était membre et elle n’était autorisée à s’entraîner qu’avec des enfants. Les choses ont depuis changé, le club compte aujourd’hui un quart de licenciées féminines. Quant au djihadiste de Conflans, il est difficile de puiser dans la pratique de la lutte la source de son évolution ultérieure : « Ce lutteur était effectivement licencié en 2018-2019 au Toulouse Lutte Club, il avait 16-17 ans et est resté trois séances parce qu’il n’était jamais à l’heure. L’entraîneur lui avait dit que ce n’était pas la peine de venir », a expliqué un responsable du club au Parisien. Voilà malgré tout révélé au grand jour l’ambivalence des « signaux » de radicalisation dans le monde sportif : comment distinguer la dimension communautaire, très présente dans le monde sportif, par exemple chez les catholiques portugais, d’un ancrage et d’une propagande islamiste ?

Cette question n’est pas nouvelle. En octobre 2015, un rapport du Service central du renseignement territorial (SCRT) pointait un péril particulier dans les clubs de foot amateur, listant pêle-mêle de nombreuses « dérives » dans les petits échelons du football français, d’une équipe de Perpignan « qui prie sur la pelouse devant des arbitres médusés », des éducateurs « fichés S » faisant du prosélytisme, des clubs « où l’on ne parle qu’arabe », saupoudrés par endroits « de refus de la mixité ». Au même moment, certains dissertaient sur la longueur de la barbe de Karim Benzema ou sur les menus halal en équipe de France. En 2017, fraîchement élue à la tête de la région Île-de-France, Valérie Pécresse a fait de ce sujet un de ses chevaux de bataille, avec à la manœuvre l’un de ses conseillers régionaux, Patrick Karam (LR), inspecteur Jeunesse et sport qui a récemment publié Le Livre noir du sport. « Tout comme il existe une interdiction pour les délinquants sexuels d’exercer certaines fonctions dans un club pour protéger les mineurs, il est impératif que soit mise en place par la loi une interdiction similaire pour les radicalisés islamistes inscrits sur le fichier FSPRT », a-t-il déclaré à cette occasion au Figaro.

Le 7 juillet dernier, un rapport sénatorial « sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre » ciblait spécifiquement le sport associatif comme le «parent pauvre de la lutte contre le séparatisme». On peine pourtant à trouver des chiffres fiables. Peu avant le drame de Conflans-Sainte-Honorine, Roxana Maracineanu s’interrogeait sur les ondes d’Europe 1 : « C’est basé sur des on-dit, sur des choses qu’il y a dans des livres qui paraissent, mais il n’y a pas de données objectives pour pouvoir mesurer cette radicalisation […]. Nous faisons des contrôles ciblés avec le ministère de l’Intérieur, nous en avons fait à peu près 300 en 2019, sur les 300 il y a eu seulement cinq fermetures et elles n’étaient pas expressément dues à la radicalisation. »

La plupart des observateurs s’accordent pour admettre que si l’islam radical utilise le sport à des fins de prosélytisme ou plus simplement de cohésion communautaire, il recourt plutôt à des structures parallèles, hors du cadre officiel ou fédéral, fuyant les contrôles extérieurs liés aux subventions municipales ou à l’affiliation à une fédération. C’est dans ces interstices de la vie sportive comme le futsal ou les sports de combat en salles privées que les islamistes se retrouvent, à l’abri des regards indiscrets. Ancien directeur technique national pour les sports de combat, Médéric Chapitaux confirmait en 2016 la piste de ces « lieux sans encadrement où il est plus facile de faire du prosélytisme » dans son livre Le Sport, une faille dans la sécurité de l’État.

Certes, les clubs classiques ne sont pas épargnés. À Lagny, en Seine-et-Marne, deux entraîneurs de l’équipe de football, soupçonnés de radicalisation, ont été écartés en 2017 par le club à la demande de la municipalité : l’un a été mis en examen pour association de malfaiteurs, l’autre n’avait pas respecté sa précédente assignation à résidence pour des faits de radicalisation. Le nombre de cas reste toutefois faible au regard des millions de licencié·e·s concerné·e·s. Même dans les fédérations affinitaires (l’Ufolep liée à l’Éducation nationale, la FSCF dans le monde catholique, la FSGT, émanation du monde ouvrier, ou dans les clubs communautaires, portugais, juifs, corses, LGBT), les garde-fous existent, ne serait-ce que par la formation de ses dirigeants, entraîneurs et bénévoles, et restent le plus souvent sous le contrôle d’institutions nationales ou décentralisées et des collectivités locales qui lui apportent le gros de ses subventions.

Au vu de la force de son implantation dans les milieux populaires et dans des quartiers souvent abandonnés, ces clubs représentent des lieux d’intégration quand la plupart des services publics (Éducation nationale, police…) sont souvent rejetés. Président du Paris Football Club, grand club formateur dont l’équipe première joue en Ligue 2, Pierre Ferracci, très proche d’Emmanuel Macron, confiait dans So Foot : « Il faut continuer à persévérer dans ce que nous réalisons. Certes, cela n’empêche pas le terrorisme, mais nos clubs restent des lieux uniques de rassemblement sur des valeurs communes. Je suis inquiet pour la société, sans naïveté, nous sommes toutefois des éléments de protection indispensables. »

Ce qui est reproché finalement au sport n’est pas tant de fabriquer du djihadiste que de révéler, par l’ampleur de ses activités, la montée des demandes d’accommodements au nom du « respect » des croyances personnelles (horaires de piscines non mixtes, douche en slip, etc.). En 2016, le président de l’ES Vitry, grand club omnisports implanté dans cette cité emblématique de la banlieue ouvrière, décrivait ainsi la situation : « On a de plus en plus de licenciés qui se laissent pousser la barbe, prennent leur douche habillés et vont au pèlerinage de La Mecque, alors qu’ils n’étaient pas du tout comme ça il y a trois ans. Mais de là à dire que c’est une radicalisation, il y a un pas que je ne franchirai pas. Au club, on a affaire à des musulmans pratiquants, pas à des gens radicaux. » Ces derniers ne retardent pas un match pour prier au vestiaire, ils restent entre eux pour le Salat (la prière islamique), c’est bien là où se situe le problème. Rien n’avait permis de déceler la radicalisation d’Abdoullakh Anzorov, sauf à scruter son compte Twitter qu’il remplissait tout seul sur son smartphone. Loin des terrains de sport. 

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