Quel est le rôle du professeur d’histoire-géographie dans l’enseignement de la laïcité ?

Enseigner la laïcité est un travail collectif. Le conseiller principal d’éducation aide aussi les élèves à forger leur personnalité et les éduque à la liberté. Mais, bien sûr, les professeurs d’histoire-géographie jouent un rôle essentiel : il est dans la nature de leur charge de faire de nos jeunes élèves des républicains. Par exemple, le professeur d’histoire-géographie enseigne les grands textes fondateurs de la République : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, les lois scolaires de Jules Ferry en 1881-1882, celle sur la liberté de la presse en 1881… C’est une façon de montrer aux élèves que la liberté de pensée et la liberté d’expression sont intimement liées dans notre histoire. Pour que la France soit une République, il faut former des républicains. Et c’est à l’école de le faire. L’école laïque, détachée de tous les prosélytismes politiques, philosophiques et religieux, est bien pour cela l’école de la République.

En 2004, le rapport Obin mettait l’accent sur les difficultés de l’Éducation nationale face aux religions. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Les enseignants accomplissent un travail formidable au quotidien, c’est ce que montrait en 2018 l’enquête du Comité national d’action laïque (Cnal) que je présidais alors au nom de la Ligue de l’enseignement. Mais il faut bien constater que depuis 2004, la pauvreté et l’exclusion ont gagné du terrain dans certains territoires dans lesquels la mixité sociale a disparu. Un boulevard a alors été ouvert aux intégristes de tous bords, notamment islamistes. La République n’a pas été chassée de ces quartiers où l’école est souvent le dernier service public, elle les a abandonnés. Quand la solidarité républicaine fait défaut, d’autres liens prennent le relais : des solidarités mafieuses et religieuses. La montée du communautarisme est une réalité, et plus la population est homogène, plus le phénomène est fort. On apprend à des élèves que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », mais beaucoup d’entre eux voient leurs parents au chômage. Leurs CV seront refusés du fait de leur prénom ou de leur couleur de peau. Dès 2004, ces élèves exprimaient leur sentiment d’exclusion. La mission du professeur devient terriblement compliquée quand la réalité quotidienne de ses élèves contredit les valeurs qu’il est chargé de transmettre.

C’est donc une question sociale ?

Non, la question sociale n’explique pas tout et ne doit certainement pas servir d’excuse aux crimes commis. Les islamistes radicaux ne veulent pas être séparés de la République, ils veulent supplanter ses lois au nom de leur dieu. Si l’assassinat, horrible, de Samuel Paty, dit quelque chose, c’est bien que l’école fait son travail. Notre collègue est mort en faisant exactement ce qu’on attendait de lui. L’école n’est pas en cause ici, l’école est victime, ce qui n’est pas la même chose.

La République est-elle en échec sur la question de la diversité ?

La diversité est un atout à condition d’avoir un cadre commun à tous. Certains proclament la République « une et indivisible », mais c’est faux. La République, d’après l’article 1 de la Constitution, est « indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Cette devise met en garde contre la tentation de partition de la société ; elle reconnaît sa pluralité. Cet article fondateur indique aussi une méthode : pour demeurer indivisible, la République doit être laïque, démocratique et sociale. Les trois sont nécessaires pour éviter le communautarisme.

La loi contre le séparatisme annoncée le 2 octobre par Emmanuel Macron entend accroître le contrôle exercé par l’État sur l’éducation en dehors de l’école publique. Quelle en est la pertinence ?

Le nombre d’enfants scolarisés à domicile ou dans des écoles hors contrat augmente, mais reste relativement faible. Il faut néanmoins y être très attentif. Quand Jules Ferry a rendu la scolarisation obligatoire, il s’est heurté à une violente opposition, notamment de la part des parents. Certaines familles voulaient les garder par nécessité, car les enfants travaillaient, ou par défiance envers l’éducation laïque de l’école publique. La décision politique qui a été prise a permis de placer le droit des enfants à une éducation de qualité au-dessus des prérogatives de la famille. Aujourd’hui, il est essentiel de s’interroger à nouveau sur la qualité de l’enseignement reçu par les enfants chez eux. Dans le cas des écoles privées hors contrat, la liberté de l’enseignement est constitutionnelle. Il est néanmoins nécessaire de maintenir un contrôle sur les diplômes, la qualité des locaux et de l’enseignement. Procéder à l’inspection de ces écoles ne suffit pas, l’opération intervenant souvent trop tard. La vigilance doit être de mise dès la présentation du projet aux autorités.

Dans quels enseignements les professeurs rencontrent-ils le plus de difficultés face à leurs élèves ?

Transmettre la laïcité et le vivre-ensemble est une action de chaque instant. Les enseignants ont fait apparaître dans l’enquête du Cnal de 2018 que des difficultés sont présentes dans plusieurs disciplines. C’est un problème diffus, touchant l’éducation physique et sportive, pour des questions de mixité, autant que l’histoire-géographie, à propos de certaines périodes historiques. Les enseignants qui rencontrent ces difficultés, parviennent le plus souvent à les résoudre par le dialogue. De même, l’application de la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l’école n’est pratiquement plus contestée. Et dans la très grande majorité des cas, l’échange permet de sortir du problème. Dans certaines situations, des élèves ne font pas la différence entre savoir et croyance. C’est à nous de leur apprendre. Toutefois, et c’est très important, les enseignants font état d’un autre phénomène qui échappe aux statistiques. Il s’agit des « refus implicites » : des élèves se ferment à l’enseignement sans pour autant le manifester. Et il faut aussi signaler que devant les difficultés rencontrées, certains professeurs s’autocensurent dans leur enseignement. Dans les territoires les plus difficiles, c’est le cas de près de 12 % d’entre eux. Lorsqu’ils pressentent une difficulté, ils évitent parfois d’aborder un sujet. On ne peut leur en porter grief. Ils ne peuvent répondre à ces difficultés sans le soutien de la société et de l’Éducation nationale.

Justement, les enseignants ont-ils les moyens de faire face à ces enjeux ?

Les trois quarts des enseignants actifs en 2018 ont déclaré au Cnal n’avoir reçu aucune formation initiale en matière de laïcité. Lorsqu’en 2013, nous avons inauguré avec Robert Badinter la Charte de la laïcité voulue par Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation nationale, les rédactions parisiennes se sont désintéressées du sujet. On a estimé, à tort, que la laïcité était un principe connu et acquis. Nous rattrapons aujourd’hui des décennies d’inattention. Cette Charte a fourni aux enseignants un outil pédagogique pour aborder la laïcité en classe. Son enseignement est celui de la liberté, ce n’est donc pas un catéchisme dogmatique. Notre pédagogie doit reposer sur la mise en pratique de ces principes, ainsi que sur des débats argumentés. De Vincent Peillon à Jean-Michel Blanquer en passant par Najat Vallaud-Belkacem, on a assisté à un rare exemple de continuité républicaine pour progresser dans l’accompagnement des enseignants, même s’il reste beaucoup à faire. La formation des enseignants a été refondée en 2013, des outils ont été élaborés comme le livret laïcité qui est devenu un vade-mecum ; des référents laïcité ont été établis dans chaque académie ; un Conseil des sages de la laïcité a vu le jour en 2017. Je pense qu’une vraie prise de conscience a eu lieu dans l’ensemble du système éducatif, hiérarchie comprise. Des enseignants peuvent encore avoir le sentiment de ne pas être soutenus. Ils ne parlent jamais à tort et à travers et nous devons les écouter. Mais je pense que nous sommes sur le bon chemin. 

Propos recueillis par NICOLAS BOVE

 

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