« Trouver des solutions nouvelles à des problèmes anciens »
EntretienTemps de lecture : 7 minutes
Quelle est votre définition de l’économie collaborative ?
C’est un terme un peu fourre-tout qui recouvre une diversité de pratiques et surtout différentes visions politiques. Concernant les pratiques, j’identifie quatre grands domaines :
– l’éducation et le savoir collaboratif avec Wikipédia ou les MOOC, plus institutionnels ;
– le financement participatif, ou crowdfunding ;
– la consommation collaborative, ou économie du partage, qui couvre un champ très vaste allant de l’échange et de la vente entre particuliers de biens matériels, avec des sites comme Leboncoin, au domaine de la mobilité – autopartage, covoiturage – en passant par le logement et les services à la personne ;
– la production-réparation, avec des communautés se regroupant pour réparer des objets et repousser leur obsolescence, comme les Repair Cafés, ou pour produire de nouveaux objets en mutualisant les connaissances et les technologies pour innover, comme dans les Fab Labs.
En matière de vision politique, certains ont une approche « start-upiste » de cette économie, très influencée par le numérique et focalisée sur les nouvelles plateformes Web. D’autres, au contraire, cultivent une vision où le numérique n’est pas l’élément essentiel, où les gens s’organisent pour produire eux-mêmes hors des réseaux centralisés existants. Cela dit, ces deux visions se rejoignent dans la remise en cause des modèles verticaux de production ou de consommation pour privilégier des circuits plus courts, avec moins d’intermédiaires.
Quelle vision a votre préférence ?
J’essaie de dépasser les différences entre ces visions – capitaliste d’un côté, coopérative de l’autre : ce qui m’intéresse, c’est de trouver des solutions nouvelles à des problèmes anciens. Que les solutions soient portées par une association à but non lucratif ou une entreprise qui fait du profit passe en second à mes yeux.
Quels principes sous-tendent l’économie collaborative ?
D’abord, les usagers se connectent entre eux pour devenir acteurs de leur propre consommation. Mais il faut aussi prendre en compte les principes d’horizontalité, de prédominance de l’accès sur la propriété, de démocratisation des compétences et de passage de la propriété à l’usage. Mais il existe autant de principes que de visions antagonistes… À San Francisco, les principes directeurs sont de déranger les institutions en place et d’« uberiser » là où, à Bologne, on cherche à insuffler de la participation citoyenne à tous les niveaux.
Comment distinguer entre les effets du numérique, les logiques collaboratives et la notion de partage ?
Quand on parle de partage, on fait référence aux pratiques qui relèvent plus de cercles familiaux ou de proches. Au sein d’une AMAP [Association pour le maintien de l’agriculture paysanne] ou lorsque les gens se prêtent des objets, par exemple, il y a un vrai sens de la communauté, avec des liens sociaux qui se renforcent. Mais sur Airbnb, c’est moins du partage que de la location de courte durée. Sur Uber, c’est une économie de services à la demande. Et sur BlaBlaCar, on partage des coûts que l’on assumait seul auparavant, si bien qu’on est à mi-chemin entre une logique de partage et une logique de services à la demande.
Est-ce une rupture avec le capitalisme ou une simple mutation de celui-ci ?
L’économie collaborative a été perçue dans un premier temps comme une rupture avec le capitalisme. Avec le recul, on se rend compte que c’est une rupture avec plein d’autres choses, mais pas avec le capitalisme. Ce qui est sûr, c’est que les plateformes sont un outil utile aussi bien aux capitalistes qu’aux anticapitalistes ou aux entrepreneurs sociaux. Airbnb ou Uber restent dans une logique capitaliste de maximisation et de croissance exponentielle... pendant que d’autres utilisent ces nouveaux modèles pour partager au mieux les ressources.
Cette économie est-elle forcément liée au numérique ?
Prenons le covoiturage : on parle beaucoup de BlaBlaCar, mais la forme la plus répandue de cette pratique passe par la famille ou les collègues... Le numérique insuffle surtout un dynamisme qui permet de dépasser un cercle de proches : il a le pouvoir de connecter les gens, de créer d’innombrables initiatives et de faire correspondre offre et demande.
Est-il possible de quantifier cette économie et ce qu’elle représente en France ?
Oui, plusieurs études du ministère de l’Économie ou de l’ADEME [l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie] s’y sont attelées récemment. On a trop souvent tendance à penser que cette économie va dépasser l’économie traditionnelle. Si les grandes plateformes tels Uber, Airbnb, BlaBlaCar, dominent le secteur et incarnent le « capitalisme 2.0 » et que huit Français sur dix sont déjà passés par Leboncoin, cela ne concerne néanmoins que des secteurs de niche, comme le tourisme, les voitures avec chauffeur… Au regard du pouvoir d’achat qui stagne et de certaines polémiques, je pense que cette économie a un bel avenir. Mais elle ne dépassera pas l’économie traditionnelle, qui s’empare aussi peu à peu du phénomène.
Quelles sont les tensions qui traversent l’économie collaborative ?
Elles sont liées aux différents courants de pensée qui s’y intéressent. Les partisans de l’économie des communs et des logiques gratuites ou non marchandes s’opposent de fait aux logiques plébiscitées par les adeptes du capitalisme 2.0. Les débats sont aussi liés aux tensions autour des questions de fiscalité, de concurrence, d’emploi et de rémunération, etc.
Plutôt que de raisonner en termes d’encadrement, il faut aussi voir quel type de service peut être soutenu et pourquoi. J’aimerais qu’on puisse argumenter et soutenir les plateformes qui apportent de la mobilité dans les territoires ruraux, qui viennent récupérer les encombrants quand on en a besoin, qui inspirent les services publics... Que l’on aménage la fiscalité pour que cette économie se développe.
Aujourd’hui, nous sommes dans une nouvelle phase qui nous incite à légiférer sur ces éléments de tensions. Mais lorsque l’on observe comment différentes villes se sont adaptées – d’Amsterdam à Séoul, de Bologne à San Francisco… –, on se rend compte qu’il n’y a pas un modèle unique et une harmonisation possible. En Estonie, pour en finir avec la concurrence entre taxis et Uber, les pouvoirs publics ont fait en sorte que chacun puisse devenir taxi ! Pourra-t-on unifier les règles en Europe, dans ces conditions ? J’en doute !
L’économie collaborative est-elle source de progrès social ou de précarisation?
Cela ne dépend que de nous, du cadre réglementaire et fiscal que l’on va construire collectivement pour l’économie collaborative, de la volonté et de la capacité des travailleurs du secteur à s’organiser pour défendre leurs droits et en construire de nouveaux. La vision pessimiste du développement de l’économie collaborative est claire et assez repoussante (pour un Français !) : une multitude de travailleurs freelance payés à la (micro-)tâche, qui subissent ce statut sans l’avoir vraiment choisi et sont mis en concurrence par un oligopole de plateformes sur lesquelles ils n’ont aucun pouvoir. Ce scénario noir n’est pas inéluctable : les pouvoirs publics peuvent réglementer, les travailleurs s’organiser, les entrepreneurs s’inspirer de l’économie sociale et solidaire.
Qu’attendez-vous de cette économie ?
Je m’attends à être surpris : on ne pensait pas qu’Airbnb prendrait autant d’ampleur par exemple. Je souhaite aussi que l’on commence à se pencher sur ce que cette économie apporte dans les territoires, et notamment en milieu rural.
Il va être intéressant de suivre la manière dont les plateformes s’allient à de grands groupes ou collectivités, mais aussi de voir comment l’économie sociale et solidaire (les coopératives) se rapproche de ces logiques.
Propos recueillis par ANNE-SOPHIE NOVEL
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