Pour « voir », mais aussi, doit-il avouer, parce qu’il était léger d’argent, l’ancien « grand » reporter décida donc de voyager par BlaBlaCar. On est de son temps ou on ne l’est pas, saperlipopette ! Après une réservation rapide sur l’Internet, le voilà par un petit matin frisquet de novembre faisant les cent pas place d’Italie dans l’attente de la voiture devant le conduire à Bruxelles. Ayant vu sur sa feuille de route qu’ils seraient trois passagers, il jette un regard discret autour de lui pour éventuellement repérer ses deux futurs compagnons de voyage. Pourquoi pas ces deux jeunes gens, jeans, sac au dos et immense foulard autour du cou ? À l’heure fixée pour le rendez-vous, son téléphone portable sonne. C’est le conducteur. 

– Bonjour, je suis là ! 

Tout faux pour lui : ce sont deux dames d’un âge fort respectable – ces cinq dernières années, la plus forte progression des adhérents de BlaBlaCar a concerné les plus de 60 ans – qui font aussi mouvement pour rejoindre la voiture, une routière solide et confortable. Ce qui le frappe, c’est la rapidité avec laquelle tout ce petit monde s’installe. Juste le temps d’un bonjour – « Moi, c’est Simone » –, de mettre les valises dans le coffre, et c’est parti sans autre forme de procès. 

Blabla ou pas blabla ? D’abord tenté par une petite sieste réparatrice, il écoute d’une oreille distraite la conversation s’ébaucher, se distendre et s’évanouir avant de repartir, au bon plaisir de chacun. L’ancien auto-stoppeur, qui se souvient de l’obligation de faire la conversation avec le chauffeur même lorsqu’il tombait de sommeil, apprécie aussi ce rapport égalitaire instauré par BlaBlaCar. Je parle si je veux. Je me présente si je veux. 

Le chauffeur, qui approche de la quarantaine, travaille pour les institutions européennes et fait ce trajet chaque semaine. « Pourquoi BlaBlaCar ? Cela rend le voyage plus agréable, et puis, soyons francs, cela me paye mon voyage. Au bout de l’année, une bonne petite somme. » Il reconnaîtra aussi, et cela a été confirmé par des enquêtes, qu’il conduit plus attentivement avec des passagers à bord. Rapidement, l’unanimité se fait dans l’habitacle autour de l’ennemi commun : la SNCF et son « Thalys de merde » qui peut vous escroquer de plus de cent euros pour un aller à Bruxelles (20 euros en moyenne par BlaBlaCar). À l’arrivée, chacun va donner son numéro de code au chauffeur pour que celui-ci puisse se faire payer et le groupe se sépare sur un simple au revoir. Coup d’essai, coup de maître : voilà un homme en voie de blablacarisation.

La suite allait confirmer ce diagnostic, même si certains voyages furent moins réussis que d’autres. À Bruxelles, notamment, il fut tout près d’accepter la proposition d’un des nombreux escrocs qui proposent des prix défiant toute concurrence, à condition de passer en dehors du circuit habituel du site. Un de ses amis tenta l’aventure et se retrouva entassé dans une voiture lui rappelant les taxis-brousse africains : elle tomba en panne d’essence au milieu de l’autoroute. Très peu de convivialité, aussi, avec certains pros qui, en fait, gagnent, très modestement, leur vie en effectuant plusieurs trajets par jour. Mauvaise pioche, encore, avec cette conductrice annulant un voyage au dernier moment. Heureusement, les autocars Macron étaient déjà là pour compenser cette trahison. Fallait-il enfin rire ou pleurer de ce chauffeur qui, sur près de six cents kilomètres, ne cessa de défendre les thèses complotistes les plus inouïes – « Bien sûr que les hommes ne sont jamais allés sur la lune ! » –, avec une ardeur susceptible de faire passer Alain Soral pour un gentil humaniste. 

Mais que de voyages nickel chrome avec des compagnons que l’on n’aurait sans doute jamais rencontrés ailleurs. Comme ce jeune clown lumineux recruté par une ONG pour aller faire rire les enfants, de la bande de Gaza au Nicaragua. Coïncidence des voyages : ce jour-là, sur un itinéraire entre Paris et Nîmes, le troisième passager était aussi une enfant de la balle. Acrobate, elle se produisait toute seule, au hasard de la route. Merveilleux d’humanité, aussi, cet homme âgé, originaire de Kabylie, qui profitait de BlaBlaCar pour rendre visite à ses enfants et petits-enfants disséminés aux quatre coins de l’Europe. Venant d’Amsterdam, il projetait maintenant de se rendre en Espagne. Avouons-le : lors de la pause pipi-café-sandwich-essence sur l’aire d’autoroute, les autres passagers ont tenu à payer pour lui. Et puis, manière de sceller définitivement ses noces avec BlaBlaCar, l’ancien journaliste, fanatique de la petite reine, réussit à trouver un chauffeur qui en connaissait plus que lui sur Charly Gaul et Fausto Coppi, ses idoles du Tour de France.

Et de réfléchir, enfin, sur cette génération, tant décriée par les pisse-froid, en train de mettre sur pied, par nécessité et sans le savoir peut-être, un type de rapports humains pas si éloigné des rêves d’un nouveau monde. 

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