Aidons-nous mutuellement,
La charge des malheurs en sera plus légère ;
Le bien que l’on fait à son frère
Pour le mal que l’on souffre est un soulagement.
Confucius l’a dit ; suivons tous sa doctrine.
Pour la persuader aux peuples de la Chine,
Il leur contait le trait suivant.

Dans une ville de l’Asie
Il existait deux malheureux,
L’un perclus, l’autre aveugle, et pauvres tous les deux.
Ils demandaient au Ciel de terminer leur vie ;
Mais leurs cris étaient superflus,
Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint : il en souffrait bien plus.
L’aveugle, à qui tout pouvait nuire,
Était sans guide, sans soutien,
Sans avoir même un pauvre chien
Pour l’aimer et pour le conduire.
Un certain jour, il arriva
Que l’aveugle à tâtons, au détour d’une rue,
Près du malade se trouva ;
Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
Il n’est tel que les malheureux
Pour se plaindre les uns les autres.
« J’ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres :
Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.
– Hélas ! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
Que je ne puis faire un seul pas ;
Vous-même vous n’y voyez pas :
À quoi nous servirait d’unir notre misère ?
– À quoi ? répond l’aveugle ; écoutez. À nous deux
Nous possédons le bien à chacun nécessaire :
J’ai des jambes, et vous des yeux.
Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide :
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés ;
Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi. »

 

Fables, 1792

 

En poésie, il est des sujets à reprendre, comme les standards dans le jazz. Dès l’Antiquité grecque, des apologues mettent en scène un aveugle et un boîteux. Chacun aidait l’autre pour former l’ensemble harmonieux d’un homme entier. Pourquoi le fabuliste Florian décide-t-il alors de placer ce récit sous le patronage exotique de Confucius ? Sinon, sans doute, pour éviter que son poème ne prenne un tour trop politique. Nous sommes en 1792 ; et le nouvelliste et dramaturge est de famille noble. Bientôt la Terreur l’emprisonnera à Sceaux ; il mourra à 39 ans des suites de son séjour dans les cachots. Rien dans son art badin ne laissait prévoir une telle fin. Ses fables, que la postérité retient, sont moins cruellement lucides que celles de La Fontaine. Leur enseignement est d’un bon ton, moins réaliste. Mais, à force d’effets de miroir, quelle vérité pourtant dans les alexandrins et les octosyllabes ci-dessus ! Quand la solitude de la souffrance laisse place à la compassion puis à un dialogue sur la nécessité de l’entraide. La morale peut paraître surtout pragmatique mais ne nous y fions pas. C’est le vocabulaire de l’amitié et de la fraternité qui lui donne tout son sens : voici une leçon souriante de charité. 

 

 

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