Les entreprises technologiques sont passées maîtres dans l’art de nous faire oublier la trajectoire historique qui a produit leur réussite. À les en croire, tout commence par une bande d’innovateurs un peu farfelus dans un garage étouffant – et guère plus. Jamais elles ne mentionnent l’existence d’autres forces : les idéologies néolibérales, la guerre froide, l’État sécuritaire.

Il en va de même pour l’économie du partage. La Silicon Valley affirme que c’est le bienfait inestimable qu’Uber et Airbnb ont accordé au monde. Le succès de ces entreprises, nous martèle-t-on, est uniquement dû à leur talent pour innover et éliminer les facteurs d’inefficacité – souvent grâce à l’exploitation des données.

Or ce n’est là qu’une partie de la vérité. Les facteurs économiques sont tout aussi importants. Uber entend bien devenir le Walmart du transport, en acquérant une position de monopole mondial et en éliminant la concurrence par des prix bas qu’il peut pratiquer en raison de son envergure mondiale.

Mais à quoi Uber doit-il son expansion rapide ? Eh bien, certains des plus gros investisseurs de la planète ne cessent d’y injecter des centaines de millions de dollars. De Goldman Sachs aux oligarques russes, tout le monde a mis au pot – une prouesse qui n’est possible qu’en raison de la financiarisation à outrance de l’économie mondiale, de la répugnance à taxer les riches, et de l’incapacité à endiguer les flux de capitaux transfrontaliers. Uber est le produit du capitalisme néolibéral autant qu’il en est la cause.

L’idéologie a son importance aussi. Ces entreprises tirent parti de décennies de militantisme en faveur d’économies alternatives et non marchandes, axé sur plusieurs causes écologiques et économiques hétérodoxes (les monnaies locales, par exemple). En Europe, la raison d’être de ces projets était souvent de rompre avec le capitalisme mondial, pas de l’alimenter. Aux États-Unis, au sein du mouvement écologique dominant, le consensus est que le marché, une fois ramené à des dimensions humaines, peut réparer les dégâts causés par les méga-entreprises.

La vision américaine l’a emporté comme il se doit, puisqu’elle colle aux besoins du capitalisme mondial. L’économie collaborative, dans cette version, ne fait que dissimuler les entreprises derrière l’appellation de « plateformes » ou de « partenaires », les vraies interactions ayant lieu entre individus.

Comment tant de gens peuvent-ils être aveugles au point de ne pas voir que les « plateformes » sur lesquelles ils interagissent sont des entreprises qui exercent sur les acteurs du marché une domination beaucoup plus impitoyable que tout ce qu’on a connu jusqu’ici ? 

L’économie fournit de nouveau une explication : d’une part, la dégradation de la situation économique oblige les citoyens à chercher de nouvelles sources de revenus – et sur ce point, l’économie du partage, contrairement à l’État, a réellement quelque chose à offrir. D’autre part, des décennies de dogme néolibéral ont rendu les citoyens méfiants à l’égard de l’administration et des instances de régulation car, comme nous avons pu le constater, les entreprises peuvent facilement se les mettre dans la poche. 

Ces deux facteurs permettent aux Uber et aux Airbnb de se présenter comme les vraies forces de la mobilité sociale, auxquelles les États mettent des bâtons dans les roues. Ajoutons à cela une dose de marketing astucieux et très chargé en spiritualité et l’on commence à comprendre pourquoi tant d’utilisateurs d’Uber et d’Airbnb ont une dévotion quasi religieuse pour ces plateformes.

Si le capitalisme est effectivement une religion, pour reprendre la célèbre formule de Walter Benjamin, les plateformes de type Uber et Airbnb sont ses meilleurs alliés : elles font en sorte que la magie reste invisible.  

Traduit de l’anglais par ISABELLE LAUZE

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !