J’ai commencé à m’intéresser à l’économie du partage en 2009. À l’époque, un article publié dans l’ex-revue américaine Worldchanging fait état d’entreprises concurrentes dans le secteur des technologies mobile vertes ayant décidé de travailler ensemble. Mutuellement convaincues de la nécessité de lutter contre le changement climatique, elles savent qu’il n’y a pas de temps à perdre et entrent dans une forme de « collaboration radicale » ! Il ne s’agit pas d’une simple posture de « coopétition » (concept développé par deux chercheurs allemands dans les années 1990 pour qualifier des stratégies mises en place pour faire des économies d’échelle), mais bien d’un désir de favoriser un écosystème de partage de connaissances et de compétences qui permettent l’émergence de l’innovation – cette dernière pouvant venir des collaborateurs comme des clients.

En creusant le sujet, je réalise que cette posture est à la confluence de plusieurs évolutions et prises de conscience : nos usages numériques ont évolué, nous permettant d’être inter-reliés en permanence, nous donnant la capacité de nous exprimer et d’agir autrement, avec une emprise plus grande sur le monde. Nos prises de conscience aussi ont évolué : crise du pouvoir d’achat, crises financières et sanitaires à répétition, crises sociales qui érodent la confiance en nos dirigeants et institutions… tout cela constitue un terreau fertile sur lequel poussent de nombreuses alternatives. L’esprit collaboratif est à l’œuvre aussi bien à l’échelle citoyenne qu’au niveau des organisations, ce qui ouvre des perspectives sociétales enthousiasmantes : on peut désormais s’organiser entre pairs pour acheter et vendre des objets ou se rendre des services ; on peut s’organiser entre inconnus pour voyager ou partager un trajet ; on peut cofinancer une initiative autrement qu’en passant par sa banque ; on innove et on teste des projets en acceptant plus facilement que l’échec fasse partie du succès.

Cerise sur le gâteau : ces logiques ont souvent des avantages environnementaux. Elles répondent également, pour certaines, à une forme de « convivialisme » chère à certains penseurs de l’écologie politique. Le fait d’acheter ou revendre d’occasion comme celui de fréquenter une recyclerie ou un Repair Café permettent bien souvent de prolonger la durée de vie des objets. Le covoiturage permet d’économiser du CO2, de faire des rencontres que l’on n’aurait pas imaginées et de tisser des liens. Le coworking donne l’occasion de mutualiser de l’espace de bureau disponible. Se lancer dans des logiques participatives renforce la solidarité, dimension utile en ces temps obscurs.

Il existe certes des effets rebond et certaines pratiques ne sont guidées que par le besoin qu’éprouvent certaines personnes de préserver leur pouvoir d’achat. Réaliser des économies d’un côté permet de mieux dépenser de l’autre. La baisse du coût des voyages encourage sans doute la multiplication des déplacements lointains. Puis le monopole et les levées de fonds considérables de certaines entreprises viennent assombrir les valeurs que nous avons pu voir à l’œuvre dans l’économie collaborative des premiers temps. Là où l’on prônait le partage et la rencontre, n’apparaissent plus que le gain et le profit ; là où l’on savait prendre le temps de répondre, les algorithmes vous notent selon la rapidité de vos réponses et peuvent de la sorte égratigner votre capital confiance... On se rend compte enfin que les outils collaboratifs ne sont que des outils et que derrière chaque outil se trouvent des hommes plus ou moins désireux de défendre une idée communaliste ou capitaliste du partage.

L’économie collaborative est-elle pour autant morte ? Non, elle est simplement en pleine crise d’adolescence et calmera ses ardeurs dans quelque temps. Le temps de comprendre que le désir d’authenticité et de lien social est bien réel et qu’il se nourrit, au niveau local, d’une multitude d’initiatives de partage beaucoup moins couvertes par les médias – des réseaux parallèles improvisés sur Facebook afin de s’échanger des biens et services, des initiatives qui n’utilisent Internet que pour favoriser une entraide locale et s’organiser différemment en revenant au bon sens… Le temps aussi pour les plus grandes plateformes d’intégrer, un jour peut-être, une dimension plus coopérative et une gouvernance partagée avec leurs utilisateurs les plus actifs... Le temps pour les collectivités de saisir le rôle qu’elles peuvent jouer pour accompagner la vivacité des échanges entre pairs sur les territoires : recycleries, jardins partagés, espaces de coworking, Fab Labs et autres nouveaux lieux urbains... ou parfois même places publiques. Le simple fait de se rassembler pour débattre en mode #NuitDebout n’incarne-t-il pas, hors des écrans, le besoin de se retrouver pour renouveler démocratie et société, à l’image de ce que proposent aujourd’hui en ligne nombre de plateformes collaboratives dédiées au débat politique citoyen ? Il est vraiment temps de voir plus loin qu’Uber pour comprendre ce qui vient. 

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