Au commencement était l’économie collaborative : des ensembles d’acteurs en réseaux, en général reliés par une plateforme sur Internet, qui échangent entre « pairs » des services, le plus souvent à titre gratuit ou sur une base de troc.

Tout change lorsque des entreprises professionnelles s’installent sur le Net en tant qu’offreurs de service et gestionnaires de plateforme. L’entreprise gestionnaire de plateforme met alors fin au principe du « pair à pair » et devient « maître du jeu » : elle s’impose comme « prescripteur » et fixe toutes les conditions qui président à l’échange. Un échange désormais marchand et sur lequel, à chaque transaction, l’entreprise prélève sa propre rente. Avec cette métamorphose, l’uberisation est née.

Car l’« uberisation », c’est cela : à travers l’installation de plateformes sur le Net, « doubler » les services existants en s’affranchissant de la réglementation qui les affecte. En apparence, il n’y a là que des gagnants : le particulier qui loue une pièce vide ou son véhicule et arrondit ainsi ses fins de mois ; l’acheteur qui se pourvoit à un prix en général plus faible que celui du marché ; le gestionnaire de plateforme qui se rémunère à chaque transaction…

En vérité, ce qui se constitue là est une véritable économie de prédation, dont les dégâts, s’il n’y est mis bon ordre, peuvent avoir une portée considérable. Ces pratiques portent trois risques majeurs.

Le premier concerne l’offreur de service. Bien qu’il s’agisse d’une véritable relation de subordination (le prescripteur fixant toutes les règles de travail), l’offreur de service ne bénéficie d’aucun des avantages du salariat. En général sommé par le prescripteur d’opérer comme « auto-entrepreneur », il ne bénéficie ni d’un salaire, ni d’assurance chômage, ni d’une protection sociale. Il est rémunéré « à la tâche » à un prix fixé par le gestionnaire de plateforme (les chauffeurs Uber ont ainsi vu récemment le prix de la course être baissé de 20 % par l’entreprise donneuse d’ordres). L’ensemble des risques est ainsi reporté sur le réputé « auto-entrepreneur ».

Le second risque concerne l’usager du service : celui-ci ne bénéficie plus des garanties qu’offre la réglementation sur la nature des services objets de la transaction. Toujours dans le cas d’Uber, l’entreprise refuse par exemple de soumettre les chauffeurs qu’elle agrée aux vérifications de casier judicaire auxquelles sont soumis les chauffeurs de taxi, appliquant ses propres critères de sélection. Demain, qui garantira le client contre une teinture de cheveux toxique, lorsque l’on fera venir chez soi, au moyen d’une application, une « coiffeuse » opérant comme auto-entrepreneuse ?

Enfin, la principale victime est le citoyen. La quasi-totalité des plateformes ne payant ni charges sociales ni impôts (à la faveur des formules d’optimisation fiscale diverses dont elles usent et abusent …) ou n’acquittant que des montants très faibles comparés à ceux versés par les entreprises concurrentes classiques, les manques à percevoir creusent et creuseront toujours davantage les déficits publics. Rapidement, du fait de ce manque de ressources, c’est la délivrance des services basiques dont bénéficient les citoyens en matière d’éducation, de santé, de sécurité… qui risque de se trouver menacée.

Certes, tout n’est pas encore joué. Et les pouvoirs publics commencent à se saisir des questions posées par l’uberisation. Il est dans l’intérêt de ces plateformes elles-mêmes de comprendre qu’elles doivent mettre fin à la prédation et accepter d’être régulées, taxées et imposées afin tout à la fois que soient rétablies des conditions de concurrence praticables, et que le citoyen, au-delà de bénéfices de court terme et largement factices, retrouve dans la cité son droit plein et entier à des services de qualité. 

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