Vivre sans supermarché
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J’ai vu la crise agricole, celle qui emporte les producteurs, leurs animaux, leurs terres et parfois leur vie… Elle a pour moi un nom et un visage, celui de Jean Médard. Ce célibataire, voisin de ma mère, né dans une famille où l’on est éleveur de père en fils depuis des générations, arrête tout avant ses 60 ans, après quarante-deux ans dédiés à l’agriculture. « Le métier n’est plus rentable », me confie-t-il au hasard d’une rencontre en Normandie. Il a pourtant travaillé sans relâche : pas une journée de vacances, pas un week-end et seulement dix traites ratées – cas de force majeure. « J’ai toujours été là pour mes bêtes », souffle le colosse de 1,94 mètre qui se prépare à s’en séparer. Il vend ses vaches, « ses laitières », ses veaux, ses machines, ses terres. « J’en ai connu des crises, mais celle-là est plus destructrice que les autres », estime-t-il. Atterrée par ces quelques mots échangés, je veux en savoir plus et le bombarde de questions. Il se confie sans jamais s’apitoyer et me bouleverse. Il travaille quatorze heures par jour, mais perd de l’argent tous les mois : chaque litre de lait lui coûte plus cher à produire que ce qu’il ne lui rapporte. Pourtant, son acheteur, la grande distribution, multiplie par plus de trois le prix de ce même litre de lait à la vente en supermarché. Je suis estomaquée et prends conscience que cette cruelle situation est tout sauf une exception.
Il est trop tard pour Jean mais, avant qu’il n’en soit de même pour d’autres, je veux agir. Que faire ? Je lance des recherches, interroge mon entourage et questionne les réseaux sociaux. Enfin, une solution m’apparaît, comme une évidence : m’approvisionner au plus près des producteurs pendant cent jours. Je décide de me passer de supermarchés, supérettes, magasins bio et autres commerces de bouche – sauf s’ils sont l’unique intermédiaire avec les producteurs. Ce défi m’enthousiasme, mais, au moment de me lancer dans l’aventure, je consomme très peu en circuit court. Je compte donc sur le soutien des internautes, à qui je demande de l’aide via les réseaux sociaux. Mes alliés 2.0 répondent à l’appel et m’abreuvent de conseils et bonnes adresses. À Marseille par exemple, les Phocéens m’indiquent des marchés de producteurs, des épiceries paysannes et d’authentiques savonneries artisanales. La démarche intrigue, intéresse et fédère au-delà de ce que j’avais imaginé. Certains décident même de me suivre et de relever le challenge, eux aussi ! Portée par cet enthousiasme collectif, je partage mes découvertes avec mes partenaires.
La première : les circuits courts sont effectivement un moyen d’améliorer les conditions de vie des producteurs. Cette hypothèse de départ se confirme au fil de mes rencontres et discussions avec les paysans. Depuis leur ferme, les époux Brostin, un couple d’éleveurs-fromagers dans la Manche, me confient que leur système de vente directe les a « mis à l’abri de la crise du lait ». Même constat dans l’Aude, où Jean-Philippe, un berger et fromager croisé sur un marché de producteurs, a décidé de diviser par dix la taille de son cheptel pour pouvoir fabriquer et vendre lui-même ses fromages fermiers en direct. Quant à Christelle Drévillon, productrice de yaourts en Seine-et-Marne, ses produits sont 30 % mieux rémunérés en circuit court qu’en grande surface, pour des prix semblables : « Une différence qui fait que l’on s’en sort ou pas. » Grâce à ces échanges, je m’aperçois qu’il existe une « agriculture heureuse ». En région parisienne, dans l’ouest ou le sud de la France, lesproducteurs qui ont fait le choix de vendre leurs produits en direct se réjouissent du lien noué avec les consommateurs et parviennent à vivre de leur métier, quoique « chichement », « à leur manière ».
Autre constat, inattendu cette fois : les achats en circuit court ne me coûtent pas plus cher. Mais j’ai dû revoir certaines de mes habitudes. Je consomme exclusivement des produits locaux et de saison, et cuisine des légumes jusqu’ici inconnus, comme des navets boules d’or ou des courges en tous genres. Je dois en outre planifier mes repas à l’avance, impossible de se rendre sur un marché de producteurs au dernier moment. Je fabrique également ma lessive ou les produits d’entretien de la maison. Globalement, je consacre plus de temps à accomplir mes tâches domestiques, mais je découvre de nouveaux plaisirs.
Les saveurs des produits sont incomparables. J’apprécie la douceur des yaourts fermiers Petit Rémy, la singularité du camembert de Normandie au lait cru, la sapidité des pommes des Vergers de Molien, le velouté des potimarrons de saison ou encore la fraîcheur du poisson tout juste pêché. Je me délecte de plats simples préparés avec des produits de qualité.
Cerise sur le panier, les produits méticuleusement sélectionnés en circuit court sont meilleurs pour la santé. Se nourrir de fruits et légumes de saison cueillis à maturité et livrés rapidement permet de conserver un maximum de nutriments. Et en plus, la nature est bien faite car elle nous fournit des vitamines en été et des calories en hiver ! D’ailleurs, vrai ou pas, après quelques semaines d’expérience, je ressens un regain d’énergie.
Le défi est aujourd’hui terminé, mais toutes ces découvertes incroyables et ma transformation au fil du challenge me tiennent désormais éloignée des supermarchés. J’ai recroisé Jean Médard, fraîchement retraité. Il a agrandi son potager et cultive son jardin. Si c’était à refaire ? Il se lancerait dans le bio, en circuit court…
« La solution à la crise se trouve dans la production qualitative »
Yuna Chiffoleau
Comment se définit un circuit court ?
Un circuit court compte au maximum un intermédiaire entre le producteur et le consommateur. C’est la définition officielle, élaborée en 2009. Certains ont été très déçus qu’elle n’impose pas de limite de distance. Mais dans des région…
[SOS]
Robert Solé
Les agriculteurs ne savent plus quoi inventer pour se faire entendre. Les raids dans les supermarchés alternent sans succès avec les blocages routiers.
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