RHÔNE. La nuit commence à tomber sur le village de Chaussan, au pied des monts du Lyonnais. Dominique Viannay remonte le chemin qui mène à l’un de ses champs. Ce soir, on annonce des températures très basses, il faut bâcher les scaroles avant qu’elles ne gèlent. À 55 ans, le maraîcher est propriétaire d’une petite exploitation de trois hectares. Il cultive avec l’aide de Françoise, sa femme, et de Nicole, leur salariée, une dizaine de variétés de légumes et de plantes, des carottes aux pommes de terre, en passant par les épinards, les oignons blancs, les bettes, les petits pois, les haricots cocos, les herbes aromatiques et la verveine. Dominique ôte soudainement la main de sa poche. « Regardez, là-haut, dit-il en pointant du doigt une buse surgissant de derrière une colline sur un ciel nuageux. C’est une collègue de travail ! » 

Pour ce maraîcher, l’écosystème est un allié dont il faut prendre soin. Les buses débarrassent les champs des rongeurs, les mésanges grignotent les insectes. Protéger cette faune lui permet d’exclure de ses pratiques l’utilisation de désherbants, d’insecticides et de fongicides chimiques. À ses yeux, « la noblesse du métier, c’est de négocier en permanence avec le vivant ». Autour de ses champs, il a construit des nichoirs. « Pour aller chasser les chenilles sans devenir la proie des faucons, les mésanges ont besoin d’une zone de repli à moins de 35 mètres. » OGM, culture hors-sol et boues d’épuration sont également bannis au profit de méthodes naturelles. « C’est du boulot, explique-t-il. C’est comme faire le choix du covoiturage : il faut faire l’effort de trouver un partenaire, de se lever un peu plus tôt pour le rejoindre au point de rendez-vous… Ça prend plus de temps mais ça change tout. »

Pour préserver ce rythme de travail qui donne du sens à son métier, et décider seul des règles qui régissent son exploitation, Dominique a toujours refusé de travailler avec la grande distribution. Sa profession, il ne l’envisage qu’à travers le circuit court. Depuis seize ans, il est associé d’un magasin de producteurs dans lequel il vend l’intégralité de sa marchandise directement aux consommateurs. Fondé en 1978 par sept amis agriculteurs, Uniferme est le plus ancien point de vente collectif du pays. Au fil des ans, ce qui n’était au départ qu’une modeste cabane en bois n’a cessé de se développer pour devenir un imposant magasin de 300 mètres carrés, aux allures de chalet, que flanque un espace de stockage d’une superficie équivalente. Un modèle en la matière. Installé à une trentaine de kilomètres au sud de Lyon, le site accueille chaque semaine entre 2 000 et 3 000 clients et fédère aujourd’hui dix-huit fermes, soit quarante agriculteurs qui tiennent le magasin à tour de rôle, au rythme d’une demi-journée par semaine. 

La plupart apprécient ce rendez-vous hebdomadaire avec la clientèle. Pour Rémi Delesalle, qui fait partie des plus jeunes membres de l’équipe, voir et connaître les consommateurs l’encourage à faire du bon boulot. « Quand vous êtes en contact avec vos clients, vous vous sentez plus concerné par la qualité de vos produits, explique-t-il. Vous savez qu’ils vont vous poser des questions sur la manière dont vos légumes sont cultivés, vous avez des comptes à rendre. » Pour Dominique aussi, ce lien est indispensable. « La vente directe est un modèle ancien. La production et le commerce sont deux activités différentes mais complémentaires. Elles tiennent ensemble. On n’aurait jamais dû les séparer. » 

Si l’objectif de la structure est de fournir aux clients des produits de qualité, il est également de permettre à chaque agriculteur membre de gagner sa vie dans de bonnes conditions grâce aux fruits de son exploitation. Avec ses 4,6 millions de chiffre d’affaires annuel, le magasin permet de faire vivre une centaine de familles. « J’arrive généralement à prendre quatre semaines de vacances dans l’année », explique Pierre Barnéoud, un autre maraîcher, d’astreinte au magasin le lundi après-midi. « Ici, contrairement à ce qui se passe au marché où il faut être présent tous les jours à des heures assez pénibles, notre marchandise continue de s’écouler même lorsqu’on est absent. » Chaque année, Pierre vend environ trente mille bocaux de cardons, de soupes, de veloutés et de diverses sauces faites maison. À l’instar des autres membres, il réserve l’intégralité de sa production à Uniferme. Ils savent qu’ils peuvent compter sur la bonne fréquentation du magasin pour écouler leurs stocks. Rémi assure que s’il voulait travailler avec la grande distribution et gagner le salaire qu’il se verse actuellement, il faudrait que son terrain « soit quatre à cinq fois plus grand qu’il ne l’est aujourd’hui ». Ce qui équivaudrait à 45 hectares de vergers. 

À Uniferme, les paysans fixent eux-mêmes leurs prix, sur lesquels 10 % sont prélevés pour le fonctionnement du magasin. Le jus de pomme de Rémi est vendu 1,80 euro le litre. « Mon ex-associé, l’un des cofondateurs à qui j’ai repris l’affaire, voulait vendre des produits du quotidien : la bouteille présente sur la table des consommateurs tous les matins. J’ai gardé cette philosophie-là. » Car la raison d’être du circuit court n’est pas d’offrir des produits de luxe, mais de faire fonctionner un territoire. La plupart des clients du magasin vivent dans un rayon de 20 kilomètres. La ferme la plus éloignée se situe quant à elle à 25 kilomètres. Pour Dominique, parce qu’elle a lieu à l’échelle locale, voire ultralocale, la vente directe génère un dynamisme durable, capable de transformer profondément des mentalités et des manières de vivre. « Les clients nous posent tout un tas de questions, notamment sur le jardinage. On échange des conseils. Ils sont de plus en plus préoccupés par l’environnement. Ça dépasse la simple question alimentaire. Un réel changement est en train de se produire et on peut l’accompagner. » 

Uniferme, qui fêtera ses quarante ans cette année, évolue elle aussi. Le dernier cofondateur a pris sa retraite en décembre dernier et la moitié des paysans membres sont des trentenaires désireux d’aller encore plus loin dans la recherche de techniques respectueuses de la terre et du consommateur. « On est nombreux à ne pas être issus du milieu agricole, explique Rémi. On n’a hérité d’aucune tradition familiale, on peut donc réfléchir plus librement au type d’agriculture que l’on veut pratiquer. » Ils ne craignent pas la concurrence, au contraire. Membre de Terre d’envies, un réseau qui défend les points de vente collectifs, Uniferme cherche à promouvoir le concept aussi largement que possible. Une centaine de magasins de producteurs couvrent déjà l’ensemble de la région Rhône-Alpes. « Le territoire, grâce à la variété de ses productions, est particulièrement adapté au circuit court, concède Rémi. Sur trois départements, on est capable de produire des légumes, des fruits, de la viande, du vin et du fromage. » Pour pratiquer une agriculture durable, les paysans adaptent leurs modes de production aux particularités d’un territoire. Peut-être que les modes de distribution doivent être, eux aussi, pensés en fonction de celles-ci. 

 

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