Les révoltes des Bonnets rouges et des Gilets jaunes ont montré combien les mesures écologiques doivent être accompagnées socialement. Quelle est l’importance de l’emploi dans une transition écologique ?

Il y a deux réponses à cette question. La réponse politique : pour faire avancer la transition énergétique et écologique (TEE), on a intérêt à avoir un climat social apaisé, et donc à ce que le taux de chômage soit le plus faible possible. Quelqu’un qui perd son poste dans une mine de charbon ou une usine de production de voitures diesel doit se sentir fortement accompagné dans sa reconversion pour ne pas « en vouloir » à la transition écologique.

La réponse technique va dans le même sens, mais par une autre voie : pour rendre possible cette profonde mutation de l’économie qu’est la transition écologique et énergétique, il faut former suffisamment de professionnels pour répondre aux besoins des nouveaux marchés. Si l’on n’anticipe pas les besoins en emplois, il y aura des pénuries de main-d’œuvre et l’on n’atteindra pas les objectifs fixés. Le déploiement des déchèteries en France, par exemple, n’a pas posé de problème majeur de recrutement. L’Ademe a dû en revanche former des formateurs sur la question du bilan carbone, pour initier les bureaux d’études et les comptables en entreprise à cette nouvelle discipline.

Et dans le secteur de la rénovation énergétique des bâtiments ?

Les objectifs sont très ambitieux : rénover plus de 500 000 logements par an afin que la totalité du parc soit sobre en énergie et faiblement émettrice de gaz à effet de serre d’ici à 2050. Or, le manque de professionnels formés et disponibles pour ces activités spécifiques freine le déploiement des chantiers. Il y a eu un manque de coordination.

De la même façon, la programmation pluriannuelle de l’énergie, qui fixe les investissements publics dans ce domaine, ne s’est pas dotée d’un « plan compétences », pourtant prévu par le législateur en 2015 pour s’assurer que « l’intendance suivra ».

La transition écologique n’est donc pas nécessairement ennemie de l’emploi ?

Non, même la sobriété énergétique ne signifie pas décroissance : vous pouvez produire moins d’objets tout en ayant besoin de main-d’œuvre dans des secteurs comme la réparation, les énergies renouvelables, la gestion des déchets, la mobilité douce…

Si on regarde en arrière, les emplois liés aux marchés concourant à la transition énergétique, suivis annuellement par l’Ademe, ont progressé de 72 % entre 2006 et 2019, pour atteindre 360 000 équivalents temps plein (ETP). C’est toujours peu par rapport aux 22 millions d’emplois de la France en 2020, mais la tendance est à la hausse. Si l’on se projette dans l’avenir : l’Ademe a établi quatre scénarios pour une France neutre en carbone en 2050. Parmi eux, seul celui de la « génération frugale » entraîne une diminution nette d’emplois, de 4 % par rapport à aujourd’hui. Dans les trois autres, la transition écologique engendre une création nette de 3 à 5 % – malgré les baisses dans certains secteurs. Il faut maintenant que les acteurs de l’emploi s’en emparent pour décider quelle direction le pays veut suivre !

Dans cette perspective, quels domaines perdent des emplois et lesquels recrutent ?

À court terme, c’est la rénovation des bâtiments qui va recruter le plus. Les secteurs comme la production de chauffe-eau solaires, la filière bois, le fret bas carbone, la réutilisation des objets devraient continuer d’embaucher. En revanche, le fret routier ou le secteur aérien devraient perdre des emplois. Mais chaque secteur a ses nuances – ainsi, celui de l’automobile thermique va se réduire, à la différence de celui de l’électrique. Surtout, le lien entre les variations d’activités et les variations des marchés du travail (opportunités d’embauche et risques de licenciement) n’est pas mécanique. Il doit être approfondi par les acteurs de chaque secteur pour prendre en compte l’enjeu social de la filière et des territoires concernés. En ce qui concerne l’Ademe, elle reste aux portes de ce débat social, en fournissant des données sur l’emploi.

Avec le Réseau Action Climat, nous avons ainsi mis en place un outil appelé Tete – Transition écologique territoires emplois – qui permet d’observer l’évolution des emplois directs et indirects en faisant varier les types d’investissements pour la transition énergétique. Appliqués à la région Hauts-de-France, ces calculs ont montré que les seuls secteurs des énergies renouvelables, de la mobilité et de la rénovation énergétique des bâtiments pourraient créer 46 000 ETP dans la région à horizon 2050 (par rapport à 2015). C’est plus du double du scénario tendanciel, c’est-à-dire ce qui se passerait si le virage de la transition n’était pas pris.

Entre créations et destructions de postes, comment assurer les reconversions d’un métier à l’autre ?

L’erreur consisterait à raisonner en vases communicants : les gens ne sont pas liquides, un conducteur de poids lourd ne devient pas installateur d’éoliennes naturellement. On veut certes agir sur les grands volumes de main-d’œuvre, mais sans enfermer les gens dans leur destin professionnel. Ils changent de métier plus ou moins facilement selon leur niveau de compétence, mais aussi selon les déplacements que cela implique. C’est d’ailleurs une des questions à trancher au cas par cas : faut-il penser cette évolution des compétences branche par branche ou plutôt territoire par territoire ?

Une planification écologique doit-elle aussi « imaginer » les métiers de demain ?

Oui et non, car planification et imagination ne vont pas forcément de pair. D’un côté, on a besoin de quantifier des métiers déjà imaginés, par exemple les métiers liés à des technologies pas encore matures, comme le stockage du carbone, ou un peu plus avancées, comme l’hydrogène vert. Nous ne savons pas encore comment les besoins de main-d’œuvre vont évoluer dans ces secteurs.

D’un autre côté, avec ou sans planification, il y a aussi un enjeu à repérer les emplois « en avance » sur la transition écologique. À Mauléon, dans les Deux-Sèvres, l’expérimentation « Territoires zéro chômeur longue durée » a permis de tester une filière de recyclage des verres plats (les vitres simple vitrage) : ils étaient auparavant jetés avec le tout-venant, mais Saint-Gobain s’est montré intéressé pour les récupérer. Il faut mener un travail de repérage sur toutes ces idées qui viennent non pas de la planification, mais des territoires ou des entreprises.

Des créations de postes seront également liées, malheureusement, aux conséquences du changement climatique – nous aurons par exemple besoin de plus de professionnels de santé pour gérer les impacts des canicules sur l’organisme.

À plus court terme, comment faire coïncider très concrètement offre et demande de travail dans les métiers de la transition écologique ?

L’emploi a deux caractéristiques : une forte inertie (pour sensibiliser des professionnels, les former, voire créer des filières de formation, il faut entre plusieurs mois et plusieurs années) ; et l’implication d’acteurs très nombreux (des syndicats au patronat en passant par Pôle emploi, les missions locales, les lycées professionnels…). L’enjeu est de faire dialoguer tous ces acteurs et de les faire converger vers deux objectifs clairs : un objectif pour l’environnement, et un objectif pour l’emploi et les compétences, pour inscrire l’action à court terme dans une perspective de long terme.

Sur la rénovation énergétique des bâtiments, nous testons depuis 2019 un outil de dialogues prospectifs dans le bassin d’emploi de Cambrai, en partenariat avec Alliance Villes Emploi. Il s’agit de réduire l’écart entre la vision des employeurs, qui ont des problèmes de recrutement et de développement des compétences, et la vision des acteurs de l’emploi, qui ont des publics cibles à former et à faire embaucher. L’enjeu est de créer des liens de confiance : montrer aux demandeurs d’emploi ou aux personnes en reconversion que leur formation mènera à un emploi dans le bâtiment, et montrer aux employeurs qu’envoyer leurs salariés se former à la rénovation leur ouvrira de nouveaux marchés. Il n’y a qu’en partageant ces anticipations qu’on peut réduire les écarts et prévenir concrètement les pénuries.

Il faudrait des dialogues prospectifs à l’échelle de chaque bassin d’emploi et pour chaque secteur stratégique

À Cambrai, pour augmenter le nombre de chantiers de rénovation, il a été décidé de mieux faire connaître les dispositifs de financement de ces travaux et de proposer aux entreprises du domaine de se rassembler sous une charte qualité, pour rassurer les clients. Côté compétences, il est prévu une campagne pour rendre les métiers du bâtiment plus attractifs, mais aussi de nouvelles méthodes de recrutement ; par exemple, en mettant des demandeurs d’emploi directement sur un chantier pour tester leur appétence. Le travail d’animation territoriale est fondamental dans cet exercice.

Nous avons édité un guide très précis de cette expérience. Pour relever le défi de la transition, il faudrait des dialogues prospectifs à l’échelle de chaque bassin d’emploi et pour chaque secteur stratégique ! D’ailleurs, notre expérience intéresse à l’étranger.

Quelles sont les limites à cette anticipation des emplois ? Les fédérations professionnelles acceptent-elles l’idée d’une planification, par exemple ?

Il peut y avoir de grands écarts entre le niveau national et le niveau territorial. L’idée de planification semble contredire l’ADN des fédérations professionnelles, d’abord à l’écoute de leurs adhérents. Pour certaines fédérations patronales nationales, il est compliqué d’accepter le fait qu’il y ait « des comptes à rendre » dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Mais, globalement, l’idée d’une feuille de route nationale pour les compétences de la transition écologique ne choque plus.

En revanche, la France pèche dans sa volonté d’accompagnement des compétences de façon générale. La pénurie de soudeurs, par exemple, concerne de nombreux secteurs de l’industrie, pas seulement les mâts d’éoliennes. Et cela fait quinze ans qu’on en entend parler ! Ces sujets sont encore traités branche par branche alors qu’il faudrait décloisonner. Si on veut réussir la transition écologique, il y a urgence à mieux se coordonner entre acteurs de l’environnement et acteurs de l’emploi et des compétences. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

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