Pour nous livrer chaque jour les produits que nous consommons, plus de 550 000 camions et 6 millions de véhicules utilitaires sillonnent le pays. Bruyant, encombrant, mais surtout extrêmement nocif pour l’environnement, le fret routier domine nettement le secteur du transport des marchandises en France : près de 88 % du volume total de celles-ci passe par la route. Face à cette hégémonie ne restent que des miettes pour les deux autres branches du fret que sont le ferroviaire et le fluvial. Avec respectivement 9 % et 3 % des parts de marché, trains et barges font aujourd’hui en France figure d’acteurs mineurs et marginalisés, alors même qu’ils sont nettement moins polluants. Si l’urgence écologique devrait intuitivement conduire à un changement majeur dans le secteur du transport de marchandises, les réorientations stratégiques et les investissements en ce sens sont encore timides.

Le fret ferroviaire, victime du « tout-autoroute » et du « tout-TGV »

En 1950, le rail transportait deux tiers des marchandises qui circulaient sur le territoire national. Vingt-cinq ans plus tard, ce chiffre était divisé par deux, avant d’atteindre les 20 % au tournant du siècle. Cet effondrement jusqu’aux 9 % actuels s’explique en partie par la désindustrialisation importante de la France depuis les années 1970, au profit d’un secteur tertiaire en pleine expansion, lui-même nourri par un réseau autoroutier soutenu très fortement par les pouvoirs publics. La logique était simple : pour distribuer au plus près du consommateur, rien de tel que la camionnette.

Avec respectivement 9 % et 3 % des parts de marché, trains et barges font figure d’acteurs mineurs et marginalisés

Déjà mis en concurrence par l’ascension fulgurante du fret routier, le fret ferroviaire a de plus subi les conséquences d’une politique du tout-TGV menée ces trente dernières années et qui a capté l’essentiel des investissements publics destinés au rail, causant inexorablement la perte de compétitivité du fret ferroviaire. Faute de fonds suffisants, les lignes classiques du réseau ferroviaire se sont considérablement dégradées. À tel point que l’âge moyen des lignes est d’environ trente ans, contre une moyenne européenne de dix-sept.

À travers la loi Climat et résilience votée en août dernier, le gouvernement a exprimé sa volonté de doubler la part de fret ferroviaire pour atteindre 18 % en 2030. Sans être une solution miracle, le rail reste nettement plus propre que la route, en particulier si l’on compare les capacités de transport d’un train et celles d’un camion : un seul convoi ferroviaire peut transporter l’équivalent de quarante camions. À la tonne transportée, un train émet neuf fois moins de CO2 et huit fois moins de particules fines que le camion. Même constat en termes d’efficacité énergétique : un train demande six fois moins d’énergie qu’un camion.

Pour augmenter la part du fret ferroviaire en France dans cette perspective environnementale, un consensus semble émerger du côté des écologistes comme du côté des acteurs de la filière : nul besoin de nouvelles lignes, il faut investir dans le réseau actuel. Pour Alexandre Gallo, porte-parole de l’alliance 4F (Fret ferroviaire français du futur) qui réunit les principales entreprises du secteur pour porter ce projet de réorientation stratégique, « les lignes existantes suffisent, pour autant qu’elles soient correctement entretenues et que les aménagements techniques soient faits ». Pas de chantiers pharaoniques en vue, il faut avant tout allouer des moyens suffisants à l’entretien des lignes, à la mise à niveau technologique et à la mise au gabarit de certains tunnels. Cet argent doit aussi permettre au gestionnaire du réseau, largement défaillant depuis trente ans, de redevenir performant.

Pour Alexandre Gallo, il est possible de « faire passer quatre fois plus de trains sur la même ligne » en adoptant le système de cadencement ERTMS (European Rail Traffic Management System), qui se généralise au sein de l’Union européenne et qui est plus moderne que le système français de « contrôle-commande ». Ce dernier précise de plus qu’avec le « même parc ferroviaire, il y a une réserve de productivité de 20 à 25 % ». Pour atteindre ces objectifs, l’alliance 4F estime que 11 milliards d’euros sur dix ans seront nécessaires – une somme bien supérieure au 1,3 milliard alloué au fret ferroviaire pour la période 2021-2024 via le plan de relance.

Pour l’association France Nature Environnement (FNE), le constat est le même : le grand absent du renouveau du fret ferroviaire est le financement de l’État, dont les aides annuelles à Fret SNCF n’atteignaient que 56 millions d’euros ces cinq dernières années. Pour Anne Lassman, présidente de FNE Haute-Savoie et ancienne membre du conseil d’administration de SNCF Réseau, il existe « des solutions qui ne coûteraient rien aux pouvoirs publics ». FNE propose notamment de mettre en place « une contribution sur la qualité de l’air et du bruit aux péages autoroutiers », une forme d’écotaxe qui serait envisageable dans le cadre de la récente directive européenne sur la taxation routière intitulée « Eurovignette ». À hauteur d’un ou deux centimes d’euro par passage, cela permettrait de financer massivement le secteur ferroviaire tout en incitant les opérateurs à se reporter vers le train, explique Anne Lassman. Un dispositif souvent préconisé, mais qui s’est heurté dans le passé à des mouvements sociaux comme celui des Bonnets rouges en 2013.

 

Le fret fluvial, une lanterne rouge vertueuse et ambitieuse

Le secteur fluvial, qui pèse seulement 3 %, apparaît comme marginal dans le transport de marchandises en France. Pourtant, avec plus de 8 000 kilomètres de voies navigables exploitées, dont 2 000 destinés au grand gabarit, le réseau fluvial français a tout pour devenir un acteur à part entière aux côtés du routier et du ferroviaire. Comme le train, la voie d’eau qui était encore largement utilisée jusque dans les années 1970 a souffert de la tertiarisation de l’économie française et de l’engouement massif pour l’autoroute. Mais depuis 2015, la situation change : le fret fluvial redevient une option intéressante pour diminuer la part du routier et limiter ses conséquences environnementales.

Alors qu’il faut quatre convois ferroviaires ou 220 camions pour transporter 4 500 tonnes de marchandises, un seul bateau de grand gabarit suffit. Ce simple rapport de force permet de comprendre l’intérêt suscité par ce secteur en matière écologique. Moins bruyant que la route et le rail, et bien plus sobre en émissions de particules fines, le fluvial se distingue aussi par un réseau particulièrement peu saturé, alors que voyageurs et marchandises partagent difficilement les mêmes voies.

À l’instar du secteur ferroviaire, augmenter la part du fret fluvial en France ne demande pas d’investissement majeur sur le réseau actuel. Pour Thierry Guimbaud, directeur général de Voies navigables de France (VNF), qui gère pour le compte de l’État 6 700 kilomètres de fleuves, rivières et canaux aménagés, cette part peut être multipliée par quatre en finançant seulement la régénération et la mise au gabarit des lignes existantes. Pour cela, l’État prévoit d’investir près de 1,5 milliard d’euros sur dix ans.

Alors qu’il faut quatre convois ferroviaires ou 220 camions pour transporter 4 500 tonnes de marchandises, un seul bateau de grand gabarit suffit

Si aucun investissement majeur n’est semble-t-il nécessaire sur le réseau actuel, c’est aussi dû au projet du canal Seine-Nord Europe, lancé il y a quelques années et dont les travaux viennent de commencer. Long de plus de cent kilomètres, celui-ci doit permettre de relier le bassin de la Seine aux Hauts-de-France puis à la Belgique, aux Pays-Bas et à l’Allemagne, trois pays dont le réseau fluvial est très performant, notamment grâce à ses connexions aux ports d’Anvers, Rotterdam et Hambourg. Avec un début d’exploitation prévu en 2028, ce nouveau canal, financé pour moitié par l’Union européenne, doit donner naissance à un réseau grand gabarit de 1 200 kilomètres et redonner de l’importance au secteur fluvial français.

 

Le pari de la logistique urbaine fluviale

La voie d’eau a un autre avantage sur ses homologues : au contraire du routier polluant et congestionné et du ferroviaire saturé et limité par le transport de voyageurs, celle-ci pénètre dans les grandes villes. Les marchandises peuvent ainsi être livrées sur des barges au cœur des zones urbaines. Commence alors la « tournée du laitier », comme l’explique Thierry Guimbaud de VNF. À bord de véhicules électriques légers, les cartons sont transportés sur les dix à quinze derniers kilomètres. Les concepteurs de cette logistique urbaine fluviale espèrent généraliser ce nouveau concept.

Pour répondre à cette demande naissante, des entreprises comme Urban Logistic Solutions (ULS) se sont créées il y a quelques années. Fondée à Strasbourg en 2019 après la décision de la municipalité d’interdire certains poids lourds dans le centre-ville après 10 h 30, cette entreprise a installé son entrepôt à quatre kilomètres de l’hypercentre sur les bords du Rhin. Son modèle de livraison combine trois types de transports vertueux : les marchandises prennent le train (ou le camion) jusqu’à la plate-forme logistique, puis sont chargées sur une barge pour atteindre le centre-ville, et enfin livrées à vélo électrique directement auprès des clients. Cette solution multimodale permet non seulement de limiter la pollution atmosphérique mais aussi de réduire le trafic routier de camions au cœur de zones urbaines déjà encombrées. La société ULS, qui s’apprête à ouvrir une seconde plateforme à Lyon en juin 2022, cherche à s’étendre dans plus d’une dizaine de villes, en France et à l’étranger, pour modifier en profondeur l’approvisionnement en marchandises de ces territoires.

En passant par la voie d’eau ou par le rail, il est possible de rééquilibrer largement le transport de marchandises en France. Les deux secteurs disposent de vastes réseaux sur l’ensemble du territoire qui ne demandent qu’à être utilisés. Pour Reuben Fisher, expert fret du think tank The Shift Project, il est possible d’aller jusqu’à 25 % de ferroviaire et 9 % de fluvial. Il ne reste plus qu’à planifier ! 

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