Pourquoi planifier est-il nécessaire quand on parle de transition écologique ?

Le réchauffement climatique et la raréfaction de la ressource pétrolière nous obligent à transformer l’économie pour nous passer des combustibles fossiles, ces sources d’énergie incroyables qui représentent 80 % de la consommation énergétique des pays industrialisés ! C’est comme si, en vingt ou trente ans, on devait revenir sur deux ou trois révolutions industrielles. Et, bien sûr, sans renoncer à l’essentiel : nourriture, habitat, mobilité raisonnable, santé, culture, démocratie…

La planification est un projet de transformation de l’économie, sous contrainte, selon le bon calendrier, et d’une façon que tout le monde comprenne. Car pour qu’elle puisse s’opérer, tous doivent partager la même vision, des consommateurs au monde de la finance en passant par la sphère publique. Si on édicte une loi qui impose des contraintes intenables aux entreprises, si une société fabrique des produits décarbonés mais que les consommateurs ne les achètent pas, ça échouera. Ce plan d’ensemble doit donner un référentiel à tous les acteurs.

Quel est l’objectif du « Plan de transformation de l’économie française » (Ptef), conçu par votre think tank, The Shift Project ?

Il vise à émettre 5 % de gaz à effet de serre (GES) de moins chaque année par rapport à la précédente, pour aboutir à une économie très bas carbone en 2050. C’est considérable, mais on montre que c’est faisable, si on planifie. Cela se joue dans les cinq ans à venir : les décisions qui peuvent nous mettre sur une telle trajectoire doivent se prendre maintenant. Cela vaut pour la présidence du pays, mais aussi pour les villes, les entreprises, les individus…

« Pour une fois, notre côté donneur de leçons peut être utile ! »

Face à une crise environnementale anxiogène, les gens ont besoin d’action, nous l’avons constaté. Dans l’aéronautique, par exemple, les salariés – en particulier les jeunes – nous ont dit : « On aime l’aviation, mais il faut arrêter de nous raconter que le nombre de vols va continuer à augmenter ; on a besoin d’un plan réaliste. » Et de fait, il y a tout à fait la place pour une industrie aéronautique performante, moins gourmande en énergie, malgré une diminution régulière du nombre de vols. Ce n’est pas incompatible.

Il y a déjà un plan : la stratégie nationale bas carbone. N’est-ce pas suffisant ?

Ce plan fixe un objectif de baisse des gaz à effet de serre, mais sans préciser comment y parvenir et sans recherche de cohérence entre tous ces changements. Ainsi, vous ne pouvez pas dire que vous allez remplacer les carburants des avions, bateaux et camions par de la biomasse [l’énergie tirée des matières organiques, par exemple les agrocarburants]. Sinon il faudrait transformer plus de 100 % du territoire français en immense zone de production de biomasse, au détriment de notre alimentation et de nos routes ! De même, l’électricité ne peut pas être seulement nucléaire, car il est impossible de construire des centrales à l’infini.

Cette recherche d’adéquation entre besoins et ressources disponibles doit prendre en compte trois variables : l’énergie, les matières et les compétences. Si l’on veut électrifier des process, on est limité par la disponibilité du cuivre pour les câbles. Si aucun ouvrier ne sait remplacer des chaudières au fioul par des pompes à chaleur, les aides à la rénovation des logements resteront inefficaces. La vraie rareté se trouve dans les ressources physiques et les compétences humaines, pas dans les financements.

Quels résultats donnerait votre planification en matière d’emplois ?

Sur les secteurs que nous avons étudiés, et qui représentent 4 millions d’emplois, nous projetons un net positif : ils emploieraient plus de monde dans une économie décarbonée qu’actuellement. Mais ils ne demandent pas les mêmes compétences. Il faut beaucoup moins de monde pour fabriquer et entretenir de petites voitures électriques que de gros SUV thermiques, par exemple. Donc l’automobile va perdre des effectifs. L’agriculture, en revanche, fera moins appel aux machines et à la chimie. On projette qu’elle aura besoin de deux fois plus de bras – soit ses effectifs d’il y a quinze ans.

Planifier est un moyen de sortir de l’inquiétude par l’action. Pour savoir quel métier on va exercer, vers quelle formation orienter ses enfants, savoir au fond quelle sera notre raison d’être dans cette économie décarbonée. C’est la raison pour laquelle le plan a eu un écho considérable dans le monde syndical. L’optimisme nous gagne, car cela répond à une quête de sens. On dit : « Il nous faut un plan » mais, en fait, il nous faut un avenir – et on est en train de le dessiner !

Appliquée au domaine de la culture, la planification signifie peut-être moins de grands spectacles qui nécessitent de faire venir des artistes du bout du monde, moins de vidéos, et plus de spectacles vivants…

Avez-vous misé, dans ce plan, sur des technologies encore immatures ?

Non, car nous n’avons que quelques années pour réussir, alors que les découvertes techniques mettent des décennies à se diffuser. Les batteries lithium-ion qui équipent les voitures électriques ont été utiliséees pour la première fois il y a trente ans par Sony pour ses Walkman ! Peut-être que des technologies émergeront pour nous aider dans cette transition écologique, mais il y aura aussi de mauvaises surprises. Il faut s’appuyer sur des technologies existantes.

Quelles sont les évolutions majeures que décrit votre plan, établi avec des professionnels de nombreux secteurs ?

Les grands défis se concentrent sur les usages humains les plus massifs : l’alimentation, l’habitat, la mobilité… Dans le bâtiment, qui est un secteur très émetteur de gaz à effet de serre (GES), on va rénover l’existant pour réduire l’empreinte environnementale, et décarboner les moyens de chauffage. On va aussi faire évoluer les constructions, avec plus de bois, moins de béton et d’acier – des matériaux dont la production émet beaucoup de GES. On sait faire, mais il faut changer les formations et les pratiques. Si on construit moins et qu’on rénove plus, alors la transformation de l’économie entraîne moins de consommation de matières et plus d’emplois.

« Il s’agit de changer nos pratiques : partir moins souvent et plus longtemps »

Un autre chapitre de notre plan est consacré à la mobilité longue distance. Là, il s’agit de changer nos pratiques : partir moins souvent et plus longtemps. Dès lors, le tourisme est-il adapté pour accueillir des gens qui viennent de moins loin ? Et comment éviter les longs trajets en avion ? On a appris que la SNCF prévoit de doubler le trafic TGV dans les années qui viennent. La planification est déjà à l’œuvre par endroits !

Il y a aussi un chapitre sur l’industrie lourde, également capable de transformations considérables. À Dunkerque, par exemple, Arcelor mène un projet de production d’acier à partir d’hydrogène issu d’énergies renouvelables. Ces transformations sont des révolutions industrielles passionnantes. Nous entrons à nouveau dans un siècle d’ingénieurs. Pas besoin de creuser le sous-sol, il faut se creuser les méninges !

Quels sont les secteurs qui se développent ?

Presque tous les domaines sont concernés ! Ce qui tourne autour de la mobilité électrique, par exemple, avec des vélos, des microvoitures, jusqu’aux bus et aux camions de transport. On peut relocaliser certaines fabrications, car elles seront moins carbonées ici qu’ailleurs. Dans le Ptef, on parle de rapatrier l’industrie de l’engrais et de l’acier. Il faut investir dans l’intelligence pour consommer moins d’énergie. Tôt ou tard, ce sera valorisé pour donner de l’emploi, gagner des marchés et in fine faire des profits.

La « croissance verte » reste-t-elle un objectif ?

Nous avons réalisé un travail d’ingénieurs et de sociologues, avec comme fondamentaux les contraintes physiques et humaines. On envisage une décroissance en termes de matériaux et d’énergies utilisés, c’est sûr. Mais après, on livre ça aux politiques et aux économistes, qui décident ce qui est acceptable pour la collectivité, quel coût peut être supporté, qui doit payer, etc.

Comment prendre en compte la spécificité des territoires ?

La planification est nationale mais les candidats aux régionales, par exemple, étaient très contents que ce plan existe : il leur a permis de revendiquer une spécialisation de leur région, selon ses avantages compétitifs. Dans le Nord, par exemple, les candidats étaient très motivés par les enjeux de transformation de l’industrie automobile. Dans l’Ouest, le Ptef a donné un cadre pour discuter d’une agriculture moins carbonée, c’est-à-dire moins consommatrice d’engrais et moins tournée vers l’alimentation des animaux. Un plan d’ensemble permet de se positionner.

Cette idée de planification fait-elle son chemin du côté des décideurs ?

La crise du Covid a permis une prise de conscience. Lorsque, après deux ans de travail, nous avons livré le plan fin 2021 à des politiques de tous bords, ils se sont montrés très intéressés. Ce n’est pas un hasard si le principe de la planification est repris partout, de Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron !

« Pour savoir où investir, qui former et à quoi, il faut un cap ! »

Nous avons aussi beaucoup travaillé avec les entreprises, qui, contrairement aux idées reçues, sont en forte demande de planification face à la décarbonation nécessaire de l’économie. Pour savoir où investir, qui former et à quoi, il faut un cap ! D’ailleurs, la planification des Trente Glorieuses a été un élément du succès de grands groupes français.

Le succès de cette planification dépend-il d’une évolution des mentalités vers plus de coopération et de consensus ?

Pour se mettre d’accord, on a besoin de raisonner. En France, on a des défauts mais on peut revendiquer une certaine capacité à la systématisation, au collectif, à l’organisation, au débat démocratique… Il n’y a donc pas de raison qu’on n’y arrive pas. Cela représente des contraintes, certes, mais dans le cadre d’un plan qui est le même pour tous et auquel tout le monde a intérêt ! Il faut fabriquer de l’intérêt commun, en somme. En ce sens, c’est un vrai projet politique.

Que la France planifie seule dans son coin, cela a-t-il du sens ?

La réponse pratique est que nous n’avons pas le choix : nous n’avons pas d’énergies fossiles sur notre sol, et ceux qui en ont nous le font payer cher en nous obligeant à nous compromettre, notamment par rapport à certains conflits. Et ce sera de pire en pire. Deuxièmement, pardon d’être emphatique, mais on en est capable parce qu’on est Français  : nous avons une tradition de centralisme et de planification, un corps social qui fonctionne encore et une capacité à avoir un projet commun. La Convention citoyenne pour le climat est un exemple encourageant. Le Ptef, finalement, ce sont des conventions citoyennes hyper professionnalisées, que nous avons ensuite juxtaposées et synthétisées. Menons cette planification pour nous-mêmes et peut-être aussi pour montrer aux autres que c’est possible. Si, pour une fois, notre côté donneur de leçons peut être utile, essayons !

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER & MANON PAULIC

 

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