« Résister, oui, mais surtout reconstruire ! »
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Comment analysez-vous la crise que nous traversons ?
On peut l’analyser en termes purement politiques, mais il me semble plus fécond de considérer que cette grave situation politique a quelque chose à voir avec les transformations historiques de notre société, sur la longue durée. Je pense qu’en l’occurrence, il faut remonter assez loin pour identifier le début de ce processus.
Jusqu’où ?
Les années 1970-1980 et le début du délitement du modèle français républicain : tout ce qui touche à la République entre alors en crise. Les grandes entreprises publiques commencent leur mutation et, en 1986, leur privatisation. Avec le tournant de la rigueur de 1983, il s’agit de bien gérer plutôt que de répondre aux attentes populaires. L’école publique, socle de notre République, est interrogée ; on constatera ensuite qu’elle n’est pas la meilleure du monde, elle est ébranlée, par exemple par l’affaire du foulard de Creil en 1989. Idem pour la dégradation du système de santé, dont on prendra pleinement la mesure avec la crise sanitaire du Covid. En 1990, le rapport sur l’intégration des immigrés, dirigé par Stéphane Hessel à la demande du Premier ministre Michel Rocard, analyse le passage d’une migration de travail à une migration de peuplement, insiste sur l’impératif d’intégration et éclaire ce qui est une formidable mutation. On peut ajouter la fin de la conscription décidée par Jacques Chirac en 1996. On pourrait multiplier ces illustrations des transformations qui marquent une sortie chaotique des Trente Glorieuses. Et à partir de 1983-1984, on assiste en parallèle à la montée en puissance du Front national et au déclin du Parti communiste et de la CGT comme puissants organisateurs du mouvement social.
Longtemps, l’apanage de la gauche a été le combat pour la République. À l’issue des années 1980 et 1990 s’ouvre une phase où finalement tout le monde est devenu républicain, FN compris. Au moment même où la République et ses valeurs entrent en crise ! Et où, de plus, l’idée même de nation, mise en question avec la construction européenne et le passage par pertes et profits du refus par référendum du traité européen de 2005, tend à devenir le monopole de l’extrême droite. Ce délitement a lourdement affecté les partis politiques classiques.
Pourquoi le FN a-t-il profité de cette situation ?
La déstructuration de la droite classique a élargi un espace que l’intelligence politique de Jean-Marie Le Pen avait ouvert quand il décida de faire de l’immigration son cheval de bataille. En 1987, quand est publié le livre de Gilles Kepel, Les Banlieues de l’islam, l’ensemble des forces classiques peinent à aborder intelligemment la question.
« Son projet, c'est de devenir le parti de la droite »
Comment le Front national s’est-il transformé pendant ces années ?
D’abord groupuscule fasciste et pétainiste, il a muté en 1983 pour devenir une formation nationale-populiste, l’outil d’expression protestataire de couches sociales craignant le déclassement et la précarité dus à une transformation de notre économie marquée par la désindustrialisation, et exprimant un sentiment de perte d’identité culturelle. Il a ainsi récupéré des pans entiers de la société qui se détournaient d’une gauche qui avait été au pouvoir avec Mitterrand et Jospin et n’avait pas répondu, ou insuffisamment, aux demandes sociales de couches inquiètes ou précarisées, sans d’ailleurs se tourner vraiment vers les nouveaux combats (féminisme, écologie, minorités…). Le processus s’est accéléré sous le quinquennat de François Hollande et trouve sa phase terminale avec la politique d’Emmanuel Macron, hâtant la transformation du pays en prétendant l’adapter à l’économie mondialisée. Tout ceci a permis au RN de continuer sa mue – à l’expression de « dédiabolisation », je préfère celle d’institutionnalisation. Le RN est heureux d’accéder aux institutions et aux médias, d’avoir des parlementaires, de diriger des villes. Il y reste évidemment des éléments fascisants et antisémites – si l’on gratte, on en trouve sans peine. Mais son projet, c’est de devenir le parti de la droite.
En quoi Emmanuel Macron a-t-il accéléré cette mue du RN ?
En étant « et de gauche et de droite », il a absorbé bien des forces vives et des électeurs de la gauche puis de la droite. Et comme la nature a horreur du vide, les extrêmes ont comblé les béances – Jean-Luc Mélenchon avec LFI à gauche, Marine le Pen et le RN à droite. On peut d’ailleurs se demander si l’institutionnalisation du RN ne laisse pas à terme un espace sur sa droite. Éric Zemmour a tenté de l’occuper, en vain en 2022 et en 2024 –, mais cet espace existe. Emmanuel Macron a méprisé les corps intermédiaires, désignant le RN comme son adversaire unique, pensant que c’était sa garantie électorale, il s’est lourdement trompé.
Comment faire barrage à l’extrême droite ?
Pas par des calculs politiciens de court terme. Même si Jordan Bardella accède à Matignon puis que sa gestion s’avère catastrophique, les problèmes posés demeureront. Résister oui, bien sûr, ne pas laisser faire et dire n’importe quoi. Mais l’essentiel est surtout de reconstruire en profondeur. Et comme je suis de gauche, ma réponse concerne mon camp, mais avec la conviction que rien ne sera possible si la droite ne réussit pas également à se reconstruire et si l’on ne revient pas à un système de débat démocratique constructif entre une gauche et une droite.
« Il faut réinventer la République en y introduisant plus de démocratie et de droits humains »
Quel type de reconstruction imaginez-vous ?
Je pense qu’il faut réinventer la République en y introduisant plus de démocratie et de droits humains. Que l’unité du corps social passe par plus de capacité à débattre afin de traiter politiquement les conflits qui traversent notre société. Plus de démocratie citoyenne et participative peut contribuer à faire revivre la démocratie représentative. Il faut aussi que la gauche se ressaisisse de la question sociale telle qu’elle s’incarne aujourd’hui avec, entre autres, ces travailleurs de première ligne qu’on a célébrés pendant la pandémie avant de les oublier. La recherche d’une extension des droits humains et de la citoyenneté doit traiter les questions posées par les discours les plus réactionnaires, notamment sur l’immigration et sur la religion, ou sur les minorités, ce qui n’est pas simple. Hillary Clinton a échoué en 2017 en pensant gagner face à Trump grâce aux minorités. Mais sur la laïcité et la République, la gauche a d’autres arguments à apporter que les bêtises antiwokistes de la presse de droite. De même sur la nation française, tout en ayant un discours profondément européen. Comment articuler la République, le social, la défense des minorités, le sens de la nation ? Un espoir de commencement, timide, a été permis par le score de Raphaël Glucksmann aux européennes, qui montre la possibilité d’une gauche qui ne soit pas sous l’hégémonie de la radicalité de Jean-Luc Mélenchon, ses dérives, ses rêveries insurrectionnelles, sa brutalisation du débat public.
Que pensez-vous de l’équivalence des extrêmes, « ni LFI ni RN » ?
On ne peut pas mettre sur le même plan l’extrême droite qui forme un bloc homogène dans son idéologie de rejet et de discrimination, et le Nouveau Front populaire, qui est une union d’acteurs relativement différents dont une partie seulement pose problème. De plus, la France insoumise ne se réduit pas aux dérapages de son leader et de ses proches. J’estime donc qu’il faut voter à gauche à chaque fois que c’est possible, sauf si le candidat a fait preuve d’un antisionisme, d’un antisémitisme et d’une radicalité extrêmes, ce qui ne concerne que quelques candidats LFI toxiques. Bref, pour qui incarne l’espérance de reconstruire du sens. Et sinon, pour un candidat du centre ou de la droite respectable. Il est important que l’espace se reconstruise de ce côté aussi. Mais ne jamais voter pour un candidat du RN !
« Le RN au pouvoir, c’est l’ethnicisation de la nation »
Quelle est votre plus forte inquiétude ?
Que le RN soit capable de constituer une majorité parlementaire. C’est la garantie d’une ethnicisation de la nation, du droit du sol remplacé par le droit du sang, d’un traitement inacceptable pour les immigrés. Mais peut-être le RN souhaitera-t-il une atmosphère la plus feutrée possible, afin que Marine Le Pen ait toutes ses chances pour 2027. Le RN prendra au début quelques mesures claires et nettes pour satisfaire son électorat. Puis il devra s’accommoder de la réalité économique, de l’Europe, ce qu’il a commencé à faire en modifiant son programme.
Et si tout était bloqué ?
Nous entrerions dans un chaos institutionnel en France mais aussi en Europe et sur la scène internationale. Comment y rester présent, conserver la confiance de milieux économiques et financiers si le gouvernement est inexistant ou d’une grande faiblesse ? Comment la France pourra-t-elle prétendre incarner les valeurs universelles, avoir une influence mondiale culturelle ou morale si l’hypothèse de l’arrivée du RN au pouvoir devient réalité ?
Propos recueillis par JULIEN BISSON & PATRICE TRAPIER
« Même si le parti arrive au pouvoir, 60 % des citoyens sont hostiles au RN »
Jérôme Jaffré
Jérôme Jaffré, l’ancien directeur de l’institut de sondages la Sofres, qui a également été professeur à Sciences Po, nous livre son analyse de cet entre-deux-tours à haut risque et de ses suites éventuelles.
[Rétropédalage]
Robert Solé
– Détendez-vous, monsieur Bardella. Vous serez peut-être mieux allongé sur le divan. Nous reviendrons sur ce cauchemar récurrent, mais dites-moi d’abord ce qui vous angoisse.
Un clan aux portes du pouvoir
L’entreprise familiale
Jean-Marie Le Pen : le patriarche
Ancien des guerres d’Indochine et d’Algérie, député poujadiste en 1956. En 1972, il participe avec des dirigeants historiques de l’extrême droite à la fondation du Front national, dont il prend la présiden…