Je me sens dans un état de sidération. Qu’a-t-il pu se passer pour que la situation bascule ? Nous sommes face à l’élection possible d’une extrême droite qui, rappelons-le, n’est pas arrivée au pouvoir depuis 83 ans, quand les nazis l’y ont placée en 1940. Alors, ai-je peur ? Oui. Forcément.

Qui a fondé en 1972 le Front national, sinon des rescapés de la collaboration, des voyous criminels, racistes et antisémites ? La xénophobie reste encore et toujours le moteur du RN. Alors, oui, sa victoire possible, voire probable, risque de libérer la parole et la violence d’un racisme décomplexé, celui de la frange extrême de son électorat. Nous verrons – je le crains – des choses auxquelles les plus jeunes n’ont encore jamais assisté, dont personne n’a encore idée. 

J’avais, quelques jours avant les européennes, signé l’appel impulsé par Julia Cagé en faveur d’un « Front populaire » pour la présidentielle de 2027. Il s’est transformé, durant la nuit qui a suivi la dissolution, en un appel pour les législatives. Une simple question de survie après la désastreuse campagne qui s’était focalisée sur l’international, l’Ukraine, les massacres ignobles du 7 octobre suivis par la destruction systématique et honteuse de Gaza. Pendant des mois, la gauche s’est entre-déchirée, envoyé à la figure des noms d’oiseaux, et cette violence, avec son lot d’anathèmes, d’accusations sans preuve, de propos irresponsables et irrattrapables, a décrédibilisé l’hypothèse d’une union sincère aux yeux des électeurs. Trois semaines, c’était trop peu pour réparer, d’autant que cela continue.

« Le RN ne fera rien pour eux »

Et surtout, une fois de plus, la gauche a laissé le combat social passer au second plan. Or, la France des votes Le Pen, c’est d’abord, je crois, celle de ceux qui se sentent laissés pour compte, à qui le RN (comme d’autres, hélas) fait croire qu’un migrant trouve un HLM avant un Français, touche des aides sociales supérieures au RSA, mais, surtout, ce sont ces Français qui voient concrètement que ferment leur gare, leur poste, puis l’épicerie et le café, qui savent bien qu’en cas de problème, l’hôpital le plus proche est à 50 kilomètres. Le RN ne fera rien pour eux, mais ils se moquent bien de son programme, tant ils se sentent abandonnés. La faute à qui ? Comment a réagi la gauche face à un mouvement comme celui des Gilets jaunes ? Souvent en le tenant à l’écart, voire en le dénigrant, sous prétexte qu’il n’était pas un idéal de beauté. Oui, certains de ses représentants – vraiment pas tous – pouvaient se montrer un peu racistes, un peu misogynes, un peu homophobes. Mais le peuple n’est pas chimiquement pur ! Il faut d’abord traiter ses problèmes de fins de mois et son sentiment d’abandon. Désigner des boucs émissaires aura alors bien moins d’écho. François Ruffin, à travers son remarquable et bouleversant documentaire J’veux du soleil !, en 2019, avait pourtant bien montré le mal-être de ces classes oubliées qui devraient voter pour la gauche, si elle porte vraiment des idéaux d’égalité et de fraternité. Ce n’est pas ce qu’elles ont fait. 

Je suis sans doute naïf : je pouvais redouter l’émergence d’un RN à 35 %, mais je n’imaginais pas que la droite allait aussi vite se briser. J’aurais dû prévoir la stratégie de préservation d’Éric Ciotti et d’autres députés LR dont les circonscriptions peuvent basculer et qui se sont dit : « Plutôt rallier le RN que perdre mon poste, d’autant qu’au fond, nous avons la même absence de valeurs. »

Nous risquons donc d’être gouvernés par une extrême droite élue par un tiers des votants. C’est doublement terrifiant, mais c’est aussi absurde. Il y a là de quoi être en colère parce que la gauche, au pouvoir, n’a jamais rendu à la France un système électoral démocratique. Depuis que j’en ai l’âge, je n’ai jamais voté pour mon candidat au second tour. Bizarre. La Constitution de 1958, taillée pour de Gaulle, n’est pas faite pour représenter les minorités, et la sensation de l’inutilité du vote s’est installée. Et lorsque la gauche a instillé une dose homéopathique de proportionnelle, elle l’a fait à des fins tactiques, pas dans le cadre d’une « vision ». 

J’imagine qu’une partie des Français a fini par rejeter ce cadre, que ce dernier a alimenté la rhétorique FN, puis RN, de parti « antisystème ». Je serais favorable à un pouvoir collégial, représentatif, avec des objectifs fixés, et un véritable débat sur le plan programmatique. Que ses responsables s’engagent sur au moins quelques points essentiels qui sont aujourd’hui la Sécurité sociale, l’éducation, la santé et la lutte contre le réchauffement climatique. L’avenir est noir si, à cause d’un RN au pouvoir, ces questions sont repoussées aux calendes.

« Chaque jour nous nous sentirons salis »

Il y a enfin une perte du sens des mots qui me terrifie, d’autant que cette destruction orwellienne vise à nous ôter les outils pour mener des combats. Du jour où j’ai vu Nuit et brouillard d’Alain Resnais – j’avais 12 ans – le monde a changé pour moi et j’ai combattu de toutes mes forces l’antisémitisme et le racisme. Voir un président de la République, pour des raisons bassement électorales, assimiler l’antisémitisme et l’antisionisme est une insulte à tous ceux, souvent juifs (mais ils refuseraient cette essentialisation), qui se sont battus à la fois contre l’antisémitisme et le sort injuste fait aux Palestiniens. Voir ce même président placer sur le même plan la gauche démocratique – qu’il ose qualifier d’extrême ! – et l’extrême droite autoritaire, et rendre impossible le nécessaire « arc républicain », le disqualifie à jamais, intellectuellement, politiquement et humainement.

Je suis incapable de prédire les mois à venir. S’ils gagnent, le népotisme du clan Le Pen nous fera pleurer et fera ricaner nos voisins. L’incompétence de leur personnel politique coulera notre économie pour longtemps. Chaque jour, nous nous sentirons salis, en tant que Français, par le racisme, un racisme à bas bruit d’abord, qui va se libérer. Et je suis triste pour ces électeurs du Rassemblement national, ces gens en colère, plus fâchés que fachos, qui croient que leur vie va changer, et vont être les victimes de leur propre vote. 

Conversation avec É.F.

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