« Le RN n’est pas le Front national »

Il s’agit uniquement d’un changement de façade. C’est la fameuse stratégie de la cravate – d’après le titre du film documentaire de Mathias Théry et Étienne Chaillou : on se fait passer pour plus polis, respectueux, en mettant des cravates. La seule chose qui a véritablement changé, à mes yeux, c’est leur rapport au pouvoir. Lorsqu’il accède au second tour de l’élection présidentielle en avril 2002, Jean-Marie Le Pen ne veut pas être élu. Il semble saisi d’effroi, comme s’il ne voulait pas gagner. Marine Le Pen, quant à elle, convoite le pouvoir. Devant les caméras, elle se débarrasse alors des militants encombrants du parti, ceux qui portent des croix gammées et défilent lors de rassemblements de néonazis. Mais ils sont toujours là dans l’ombre. Marine Le Pen reste notamment proche de personnes comme Axel Loustau et Frédéric Chatillon, homme d’affaires et anciennes personnalités du Groupe union défense (GUD), ou Thierry Mariani, député européen RN qui entretient des liens opaques avec Bachar Al-Assad et Vladimir Poutine. Et régulièrement, des déclarations antisémites de membres du RN font surface. 

Mais les cadres du parti ne sont pas les seuls acteurs de cette normalisation. De nombreux médias grand public ont également joué leur jeu. Le mois dernier, par exemple, la journaliste Apolline de Malherbe a interviewé Marine Le Pen et lui a posé, indirectement, la question du racisme de son mouvement. La présidente du parti à l’Assemblée nationale lui répond alors fermement : « J’ai l’honneur de diriger un mouvement politique qui, jamais dans son histoire, n’a eu dans son projet la moindre proposition raciste. » La journaliste ne la reprend absolument pas. En fait, ce n’est pas tant le RN qui a changé que le regard que l’on porte sur lui. 

 

« Le RN est un parti féministe »

C’est le dernier cheval de bataille de Jordan Bardella. Fort de la figure de Marine Le Pen, le RN se revendique, sinon féministe, du moins « protecteur » des femmes. 

En réalité, la supposée protection des femmes est réduite à un seul combat, celui contre les étrangers. Jordan Bardella répète inlassablement que 77 % des viols commis dans les rues de Paris en 2023 l’ont été par des migrants. Ce chiffre est vrai, mais se base sur 97 viols, dont 30 seulement ont été élucidés. Il s’agit donc de 77 % de 30 crimes. C’est dramatique, bien entendu. Mais il se garde bien de mentionner le chiffre, bien réel, selon lequel, dans plus de 91 % des cas, la victime connaît son agresseur (père, conjoint, frère, voisin…), et ces éléments sont à rapporter aux 84 000 plaintes pour viol déposées l’an dernier. 

Leur façade féministe se dissipe néanmoins facilement lorsque l’on examine leurs votes. Lors de l’examen de l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, sur les 88 élus du RN, 46 ont voté pour, 11 contre, 20 se sont abstenus et 11 étaient absents. Par ailleurs, le groupe s’oppose régulièrement à toutes les mesures en faveur de l’égalité salariale.

 

« Le RN est le seul moyen pour lutter contre l’insécurité croissante »

Un grand tour de force du RN a été de réussir à convaincre le plus grand nombre que tout allait de mal en pis. Une des meilleures ventes de ces dernières années est d’ailleurs l’essai de Laurent Obertone, La France Orange mécanique (2013) : une tentative de montrer que le pays va vers toujours plus de violence en se basant sur l’analyse de faits divers. C’est très symptomatique de la « fait-diversification » de la société, à l’œuvre depuis une trentaine d’années, comme le relève Acrimed. 

Cela contribue à masquer la réalité, à savoir que le nombre d’homicides est relativement stable, tout comme celui des agressions. Et celles-ci sont en majorité liées à des règlements de comptes entre bandes. Ce qui explose, c’est le chiffre des violences sexuelles – en grande partie parce que la parole des victimes se libère. En vérité, la première insécurité de ce pays, c’est la centaine de féminicides qui a lieu chaque année, et contre lesquels le RN ne s’insurge pas. 

 

« Il faut un “Big Bang de l’autorité” »

Parmi les mesures phares proposées par Bardella pour rétablir le respect de l’autorité figurent l’interdiction des téléphones portables à l’école et le vouvoiement obligatoire des professeurs. Dans les faits, et n’importe quel professeur vous le confirmera, c’est déjà le cas. Quant à l’interdiction du portable au lycée, pour un homme politique qui fait campagne sur TikTok, c’est assez ironique. C’est une mesure typiquement populiste, qui se concentre sur la surface. Tout cela participe d’une espèce de mythologie d’un âge d’or passé, l’impression erronée que « tout était mieux avant » sur laquelle joue le RN pour recruter de plus en plus de sympathisants de tous horizons. 

 

« Le RN est un parti social, qui défend les classes populaires »

Ce parti n’a jamais été et ne sera jamais un parti social. Il suffit de regarder l’historique de leurs votes. En 2022, alors que la niche parlementaire est occupée par la Nupes, le RN rejette les propositions visant à augmenter le smic ou à taxer les superprofits. En décembre 2023, des élus réussissent à porter une proposition transpartisane contre Airbnb, entreprise qui, en plus de pratiquer l’évasion fiscale, rend les centres-villes inaccessibles aux travailleurs et fait monter les loyers. Tout le monde était pour, cela aurait pu passer si le RN n’avait pas choisi de s’y opposer. Derrière leur discours populiste, les membres du RN ne prennent jamais la défense des plus fragiles. 

On le voit aussi dans leur programme : le RN propose le départ à 60 ans, mais uniquement pour les gens qui ont commencé à travailler à 17 ans. Or c’est déjà le cas. Pour tous les autres, cela ne changera rien. L’idée de supprimer l’imposition des jeunes de moins de 30 ans est également absurde et inopérante, de l’avis de tous les économistes, y compris ceux situés à droite de l’échiquier politique. 

 

« Le RN est le parti des agriculteurs »

C’est plutôt le parti de l’agrobusiness. Lorsqu’ils ont mobilisé les agriculteurs récemment, au moment où des manifestations éclataient dans toute l’Europe (Pays-Bas, Allemagne, Pologne, France, Espagne), l’objectif était clair : en finir avec le Green Deal et le plan Écophyto. C’est ce qu’ils ont réussi à obtenir. À aucun moment le bien-être des agriculteurs n’a été pris en compte. Ils n’ont pas parlé de prix planchers ou de revenus garantis pour les agriculteurs, de commandes publiques, ou encore des pesticides qui menacent leur santé. Ils s’opposent farouchement au bio, se prononcent en faveur du retour des néonicotinoïdes pour continuer à cultiver des betteraves, supposément parce que l’on aurait besoin de sucre. C’est faux : on produit beaucoup trop de sucre, que l’on exporte ensuite. C’est là qu’intervient la subtilité sémantique du RN. Ils ne parlent pas de « sécurité alimentaire », mais de « souveraineté alimentaire ». Comprendre : ne plus importer de blé ukrainien, mais continuer nos exportations.

À noter que si le RN devait constituer un gouvernement, leur expert en agriculture est un certain Grégoire de Fournas : héritier de vignoble dans le Bordelais, déjà épinglé pour avoir recouru à de la main-d’œuvre étrangère à bas prix !

 

« Le RN n’est pas raciste, il veut simplement réguler l’immigration » 

La suppression du droit du sol, c’est l’argument du « dernier arrivé ferme la porte ». Il n’a aucun sens. Si l’on avait fait cela il y a quelques dizaines d’années, les ancêtres de Bardella, d’origine italienne, n’auraient pas pu venir en France. À cela, le RN répond que la situation est tout autre, que les immigrés d’alors étaient différents, qu’ils partageaient nos coutumes, nos modes de vie, et que la cohabitation se passait mieux – je rappelle à toutes fins utiles qu’en 1893, lors du massacre d’Aigues-Mortes, une dizaine de travailleurs immigrés italiens ont été assassinés par des Français qui les accusaient de prendre leur travail.

« C'est du racisme primaire »

En 2021, dans les cinq premiers pays d’où proviennent les demandes d’asile, il y a la Guinée et la Côte d’Ivoire. A priori, ils parlent français, et sont bien souvent catholiques. Néanmoins, le RN veut leur refuser l’asile en France – une position inverse à leur volonté d’accueillir des réfugiés ukrainiens par exemple, qui pourtant sont orthodoxes, non francophones, et ne souhaitent même pas rester en France. Il faut être daltonien pour ne pas voir le problème. C’est du racisme primaire. 

 

« Le RN va redonner à la France un rôle fort à l’international »

C’est la vieille rengaine du « c’était mieux avant ». Certes, la France a été plus forte à certains moments de son histoire, mais à l’époque, la population de la terre était bien inférieure. Aujourd’hui, nous sommes 66 millions de Français sur 8 milliards de Terriens – nous ne représentons même pas 1 % de ce total. Notre voix est presque déjà trop forte par rapport à notre poids réel.  

Et comment comptent-ils s’y prendre ? En sortant de l’Europe ? Impossible, car notre armée n’est déjà pas assez grande pour assurer une présence en Afrique ou en Europe de l’Est. Les palinodies de Marine Le Pen au sujet de l’UE sont d’ailleurs saisissantes. Lors de la campagne présidentielle de 2017, elle défend une sortie de l’Union, mais lorsqu’elle constate que l’opinion publique ne la suit pas, elle recule. Aujourd’hui, on n’entend plus parler du Frexit. C’est symptomatique d’une pratique complètement opportuniste de la politique, qui contraste avec le dogmatisme de ses prédécesseurs.

C’est d’ailleurs la même chose pour la sortie du marché européen de l’énergie, qu’ils défendaient pour « rétablir un prix français de l’électricité ». Cette mesure, qui était un des points principaux de leur programme jusqu’à il y a encore quelques jours, a été retoquée lorsqu’ils se sont rendu compte qu’elle serait trop difficile à appliquer. D’une certaine manière, leur vision de l’énergie française est incompatible avec leurs rêves d’autonomie : en s’opposant aux énergies renouvelables et en faisant la promotion du pétrole et du gaz, ils ne feront qu’accroître notre dépendance aux pays du Golfe, et surtout à la Russie. 

 

« Le RN a prouvé, à travers les mairies qu’il dirige, qu’il sait gouverner »

En effet, c’est un argument important, car les élus RN ne sont effectivement plus les mêmes que leurs prédécesseurs. Les premiers maires Front national, dans les années 1980, se sont illustrés par une gestion particulièrement catastrophique de leur municipalité. Aujourd’hui, ils sont mieux préparés, et ils s’efforcent de gérer leur ville avec plus de jugeote. Plusieurs n’ont d’ailleurs eu aucun mal à se faire réélire, comme à Béziers Robert Ménard, qui, sans être membre du parti, tient une ligne comparable sur bien des points. Louis Aliot sera lui aussi sans doute réélu à Perpignan en 2026, tout comme David Rachline à Fréjus. Rappelons toutefois que si les maires RN sont plus sérieux que leurs prédécesseurs, leur bilan n’est néanmoins pas exemplaire. En 2016, là où seulement 1 % des élus PS avaient été condamnés pour fraude ou abus de bien sociaux, cela montait à 15 % chez les élus RN. 

Mais le vrai danger est ailleurs, et il est bien plus insidieux. C’est l’arbitraire des maires RN à l’encontre des associations et de la société civile. Quand il prend la tête d’une ville, le RN cherche à couper les subventions du Planning familial, de la Ligue des droits de l’homme, des associations écologistes et du monde de l’art. Il s’évertue à empêcher les rassemblements publics, oriente les maraudes pour qu’elles ne bénéficient qu’aux Blancs… C’est cela, la réalité d’une municipalité RN. Une gestion correcte de la ville, mais un émiettement complet de la société civile. 

 

« C’est le seul parti qu’on n’a pas essayé »

Il y a beaucoup de choses qu’on n’a pas essayées. Mettre son doigt dans un mixeur par exemple. En vérité, on a déjà essayé, en 1940. Et à ceux qui répondent que la situation a changé, je dis : regardez le reste de l’Europe, le reste du monde, les États-Unis ou l’Argentine, qui sont dans des situations catastrophiques. Pourquoi y aurait-il une exception française ? Pourquoi le Rassemblement national s’en tirerait-il mieux que les autres extrêmes droites du monde ? Il risque de se passer en France exactement la même chose qu’en Pologne ou en Hongrie – peut-être même pire. Le président français a énormément de pouvoir – Emmanuel Macron parvient à gouverner depuis deux ans sans majorité absolue. Si Marine Le Pen devenait présidente, et si elle avait plus de deux cents députés RN au Parlement, elle pourrait très facilement mettre le pays à feu et à sang. À la lumière de l’exemple des autres pays européens, on sait bien ce qui va alors se passer : mise au pas des juges, puis instauration d’un « système des dépouilles » à l’américaine, qui permet de destituer les fonctionnaires qui ne sont pas jugés assez loyaux, puis attaque des médias critiques et, enfin, des opposants politiques. Là encore, l’exemple polonais est riche d’enseignements : ils ont mis douze ans à déloger l’extrême droite du pouvoir, grâce à une alliance exceptionnellement large, qui irait, appliquée au paysage politique français, de Philippe Poutou à Édouard Philippe. On en est encore loin. 

 

Conversation avec EMMA FLACARD & LOU HELIOT

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