Comment analysez-vous la crise politique que nous traversons ?

Nous sommes au-delà d’une crise politique, nous vivons une crise qui touche la société française dans son ensemble mais aussi la place de la France en Europe et dans le monde. Le possible accès de l’extrême droite au pouvoir constituerait un événement historique. 

Quelles sont les raisons de cette montée continue du RN ?

Elle n’est justement pas continue. Si l’on avait suivi sa courbe de progression, le 9 juin, le parti de Marine Le Pen aurait rassemblé 25-26 % des voix. Là, il y a une accélération brutale qui tient au fait que le RN est devenu la force d’alternance au macronisme. C’est la conséquence de la destruction méthodique des forces de gouvernement, à gauche et à droite, menée depuis 2017. Un processus qui est arrivé à son terme le 9 juin par l’autodestruction du macronisme, qui était en germe depuis quelques mois.

C’est-à-dire ?

La loi asile et immigration a été, à mon sens, un moment clé. Vous faites voter un texte avec des concessions considérables aux thèses les plus à droite au point que le RN s’amuse à le voter. Pour beaucoup, le macronisme a perdu ce jour-là son ancrage idéologique. Et dès le lendemain, la Première ministre Élisabeth Borne annonce qu’elle compte sur le Conseil constitutionnel pour annuler beaucoup des dispositions qu’elle a fait voter à ses députés la veille. Comprenne qui pourra ! S’ajoute à cela un excès de solitude du pouvoir dont la dissolution a été la dernière démonstration. 

Avec 35 % des voix, de quel capital politique le RN dispose-t-il ?

Par les effets du scrutin majoritaire, il peut conquérir une majorité absolue, même si l’incertitude existe encore sur ce point. Mais 60 % des citoyens, donc une nette majorité, lui demeurent en fait hostiles. Dans le passé, c’est un classique de la Ve République : des partis disposant d’une majorité de sièges, gaulliste ou socialiste, ne représentaient pas une majorité de Français. Mais là c’est autre chose : puisque pour la première fois un parti extrême peut bénéficier de l’amplification en sièges que crée le scrutin majoritaire.

Quels enseignements tirez-vous du résultat du RN aux européennes ?

Il s’est considérablement renforcé dans les catégories populaires. Les sondages nous indiquent qu’aux législatives, environ 60 % des ouvriers s’apprêtent à voter RN, jamais le PCF n’avait atteint ces scores. Il y a dans le vote RN une dimension de revanche sociale. Plus le niveau de revenu baisse, plus le score de Bardella le 9 juin était élevé. Mais le RN a aussi progressé dans les classes moyennes et chez les femmes. Marine Le Pen a combattu l’image viriliste de son père, mais c’est Jordan Bardella qui l’a fait voler en éclats, par TikTok interposé. 

« Le pays est coupé entre les nombreux territoires en proie à un sentiment de délaissement, voire de mépris, et les grandes villes »

Quelles sont les oppositions à cette avancée ?

Le pays est coupé entre, d’un côté, les nombreux territoires en proie à un sentiment de délaissement voire de mépris et, de l’autre, les grandes villes dont les habitants à la sociologie très diversifiée restent très opposés au Rassemblement national. C’est un point à noter : en cas de majorité RN le 7 juillet, il sera difficile de gouverner en opposition absolue avec les élites, ce qui poussera à des inflexions fortes en particulier sur la politique économique et sociale.

La tripartition est-elle en train de venir à bout de notre système électoral ?

Il est vrai que le scrutin majoritaire à deux tours est profondément perturbé par la tripartition. C’est un système qui fonctionne avec la bipolarisation ou, comme le disait le professeur de droit Maurice Duverger, en « quadrille bipolaire » – deux partis de droite (RPR et UDF par exemple) et deux partis de gauche (PS et PC) s’affrontaient au premier tour avant de conclure des accords de désistement pour le second. La lisibilité était parfaite. Le RN a perturbé ce système en imposant des triangulaires dont la gauche a d’ailleurs profité en 1997. Le changement vient du fait qu’il y a trois blocs sans alliés. Ce qui donne un avantage fort à celui des blocs qui arrive en tête, puisque ne s’applique pas la formule de Bismarck : « Dans un système à trois puissances, il faut être l’une des deux. » 

Comment sortir de cette impasse ?

Une solution serait de passer au scrutin proportionnel qui présenterait l’avantage d’éclater les blocs et de donner de la respiration à la vie politique. Mais chaque parti la promeut avant l’élection et l’enterre dès qu’il a gagné. Le RN en parle déjà beaucoup moins.

« Le combat contre l'extrême droite est un ciment idéologique de la gauche »

Jusqu’où peut aller le Nouveau Front populaire ?

Certains estiment que c’est une faute de s’être allié avec la France insoumise, mais il y a des règles en politique et d’abord celle de l’union pour ne pas disparaître. Et puis le combat contre l’extrême droite est un ciment idéologique de toute la gauche. Séparée, la gauche obtiendrait plus de voix mais moins de sièges ! Le problème dans ce combat vient plutôt d’un programme maximaliste sur certains points. On a évoqué 1936, mais le programme alors était très modéré. Le PCF, qui voulait la participation du Parti radical dans la coalition, avait freiné la SFIO. Cette fois, c’est l’inverse. Le PS a exigé des garanties sur l’antisémitisme, le Hamas et la brutalisation de la vie politique, mais il a accepté le programme économique des Insoumis. Le signe que l’alliance est avant tout défensive, c’est aussi l’impossibilité d’un accord sur qui irait à Matignon en cas de victoire. Choisir avant le 7 juillet ferait exploser la coalition. Ne pas choisir, c’est aussi s’affaiblir.

La stratégie du président est-elle compréhensible ?

Elle est en tout cas sinueuse. La dissolution est une opération incroyablement aventureuse et marque une rupture institutionnelle. Pour la première fois, des européennes ratées entraînent des législatives anticipées, comme si le message était : « Vous avez mal voté, il faut recommencer. » Cela rappelle certaines des dissolutions sous la Restauration, où pourtant le suffrage était encore censitaire. Dans ces cas-là, on se retrouve bien souvent avec un résultat identique voire amplifié. On peut d’ailleurs se demander si le président n’a pas déjà acté sa défaite. 

À quoi pensez-vous ?

Sa déclaration sur la menace de guerre civile est un propos provocant et inutile, sauf à penser qu’il prend date en cas de troubles dans les prochains mois. Il s’agirait alors de démontrer que les nouveaux gouvernants censés incarner l’ordre en sont en réalité incapables. 

« L'impossibilité de dissoudre avant  juin 2025 »

Quels scénarios peut-on imaginer pour l’après 7 juillet ?

Sur le plan purement politique, le plus difficile pour le président serait une majorité absolue du Front populaire avec le RN comme force d’opposition majeure. Il n’aurait aucun point d’appui solide. Serait aussi très difficile pour lui une Chambre ingouvernable sans majorité aucune, avec l’impossibilité de dissoudre avant juin 2025. Le RN a dit qu’il ne gouvernerait qu’en cas de majorité absolue, mais s’il est, avec ses alliés ciottistes, à dix ou quinze sièges de la majorité, son électorat lui mettra la pression pour relever le défi. Néanmoins, si la majorité absolue est trop lointaine, cela peut donner un avantage aux formations plus faibles. On peut imaginer un Premier ministre LR avec un soutien sans participation du RN. Ce serait le retour de modèles de gouvernance qui étaient fréquents sous la IVe République. 

Et en cas de blocage total ?

Une pression s’exercerait alors pour que le président démissionne, appuyée par des sondages. Il est clair aussi que Marine Le Pen comme Jean-Luc Mélenchon préféreraient une présidentielle anticipée. Au président de tenir bon en rappelant qu’il a été élu pour cinq ans par le peuple français à qui il rendra son mandat et non aux candidats trop pressés. 

Et dans l’hypothèse d’une majorité absolue du RN ?

Pour le président, ce serait la solution la plus claire. Il ne se battrait plus que sur un seul front, avec 60 % des Français hostiles à la politique du RN et qui seraient alors derrière lui pour limiter le nouveau pouvoir. Il y retrouverait un rôle politique. 

Pensez-vous comme le président du Sénat, Gérard Larcher, que nous vivons une crise de régime structurelle ?

Il est un peu curieux qu’un très haut personnage de l’État, celui qui assurerait l’intérim en cas de démission du président, ait lancé une telle idée sans préciser son propos. Que serait une crise de régime devant nous ? D’abord le non-respect des résultats du suffrage universel. Qu’il y ait des manifestations pour contester une éventuelle arrivée du RN au pouvoir, c’est la démocratie, à condition qu’elles ne transforment pas en émeutes avec un effet d’autant plus dévastateur que les Jeux olympiques vont s’ouvrir. 

« Le président pourrait bien subir des humiliations à répétition »

Des débats ont commencé concernant les prérogatives de chacun…

Éviter la crise de régime, c’est aussi respecter la répartition des pouvoirs entre le président élu, le gouvernement et le Parlement. De ce point de vue, la déclaration de Marine Le Pen sur le titre « honorifique » de chef des armées du président a ouvert les hostilités. C’est une drôle d’affirmation pour quelqu’un qui aspire à présider le pays. Cela indique que le président actuel pourrait bien subir des humiliations à répétition. Cela lui demandera beaucoup d’énergie, de patience et de sens politique.

Le rôle du Conseil constitutionnel sera-t-il crucial ?  

Oui, le respect de ses décisions constituera un élément capital pour éviter la crise de régime. Les régimes illibéraux ont les instruments de l’État de droit en ligne de mire. En sens contraire, on évoque déjà des tentations de désobéissance civile. Il y a deux façons de voir les choses : une désobéissance civile discrète à l’hôpital pour soigner des étrangers, à l’école pour accueillir des enfants de sans-papiers, par exemple. Mais si l’on refuse ouvertement d’appliquer des lois votées par la nouvelle majorité et validées par le Conseil constitutionnel, nous irions vers une crise de régime aux conséquences dangereuses pour la démocratie elle-même. Ces sujets vont être cruciaux : on voit bien que ce que propose le RN sur les binationaux pour faire plaisir à une partie de son électorat en campagne serait sans doute invalidé par le Conseil constitutionnel. L’équilibre sera fragile entre l’acceptation des lois votées par la majorité et le respect des décisions du Conseil constitutionnel. 

Une clarification est-elle possible en cas de gouvernement RN ?

Elle pourrait s’opérer sur sa capacité ou non de traiter les grandes priorités que lui-même met en avant : l’immigration, le rétablissement de l’ordre public et le pouvoir d’achat. Sur l’immigration, il pourra affirmer qu’il est bloqué par le président et le Conseil constitutionnel. Sur la sécurité, qui est une demande majeure des Français, je ne vois pas comment il réglerait des problèmes aussi profonds de la société française sans verser dans un autoritarisme inacceptable. Quant au pouvoir d’achat, ce sera son talon d’Achille, compte tenu des contraintes budgétaires. Sur ce plan, le risque sera de fragiliser l’économie française, de casser la politique européenne de la France et d’apparaître comme réussissant l’exploit d’avoir moins de résultats que le gouvernement précédent.

Dans ce cas, Emmanuel Macron pourrait-il retrouver un peu d’espace politique ?

Il pourrait devenir un point d’appui pour ceux qui estiment qu’il faut se battre pour l’État de droit. Il aura du mal à retrouver un haut niveau de popularité, mais il apparaîtrait à nouveau à beaucoup de Français comme un président utile au pays. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & PATRICE TRAPIER  

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