À onze ans, mon rêve se situait déjà dans les mots. Il s’est éloigné à la suite de problèmes familiaux. Je l’ai rattrapé à l’âge adulte après un long combat. J’ai retrouvé les mots, la langue réanimée par l’oralité, les campagnes d’affichage sauvage, les débats dans les quartiers autour de la littérature. J’ai ramené la langue française sur le pavé ! Au fil des rencontres, ma détermination a fait bouger les lignes et j’ai été invité par la ville de Clichy-sous-Bois à être lecteur d’une dictée. C’est cette première expérience qui m’a donné envie de refaire la classe à ciel ouvert avec une association. Alors que cette action ponctuelle n’était pas vouée à dépasser le zonage de la politique de la ville et à réunir autant de gens, notre dictée a fédéré plus de deux cent cinquante personnes au cœur d’une cité. 

Alignement de planètes ou réel engouement du public ? La question ne se pose plus après une centaine de dictées et une audience en hausse. Mais pourquoi cet intérêt pour des textes de Zola, de Hugo ou de Saint-Exupéry ? Comment expliquer la passion de ces adultes qui acceptent de venir avec leur stylo dans ces grandes classes à ciel ouvert ? Comment peuvent-ils prendre plaisir à se confronter à des mots tout droit sortis du XVIIIe siècle : Pschutteux, gommeux ou encore des fleurs de grattin ? C’est que la dictée ne fait pas peur et fait kiffer les grands et les petits.

Attention ! La dictée n’est pas non plus un exercice idyllique. Elle a son lot de traumatisés avec des tout-petits terrorisés, des gens à la peine, tout juste sortis de l’analphabétisme, ou les mauvais élèves encore terriblement marqués par les notes négatives reçues sur les bancs de l’école. La dictée soit on la kiffe, soit on la craint.

La prison est un espace qui permet de mieux comprendre le rapport passionné à cet exercice plutôt rudimentaire : prendre un stylo et écrire un texte à l’heure des nouvelles technologies.

Osny, maison d’arrêt du Val-d’Oise, mars 2018. Après avoir bravé la pluie, le parking avec ses familles et ses surveillants, c’est la traversée des couloirs, des portes qui s’ouvrent et claquent sous leur poids, aussi lourd que l’atmosphère du pénitencier, et puis les procédures de fouille. Dans cette maison d’arrêt d’environ mille personnes, l’idée est de réconcilier une vingtaine de détenus par les mots. L’exercice a lieu dans une salle de formation professionnelle tapissée d’affiches sur les métiers de la restauration et équipée d’une cuisine. Les candidats arrivent petit à petit sous l’œil de deux enseignantes bienveillantes. Sourires, salutations, visage détendu pour certains, légère grimace pour d’autres ou encore simple curiosité. Au sein du pénitencier, l’école est essentielle pour ces élèves accompagnés par des professeurs engagés et spécialisés dans la transmission. Quand on est incarcéré, on va à l’école pour se remettre à niveau, pour décrocher son diplôme ou pour en découdre définitivement avec l’illettrisme. 

Ici, dans ce lieu où le temps ne compte plus, on le tue à s’occuper. On reçoit et on écrit des lettres, on rédige des courriers pour faire ses demandes administratives ; les mots prennent tout leur sens. Entre les murs, la dictée est une revanche pour les uns, une frayeur pour d’autres ou tout simplement un retour à la case jeunesse pour les meilleurs. La lecture de l’extrait de Jules Verne se déroule dans une ambiance extrêmement studieuse. Les moins armés s’accrochent comme dans un combat de boxe ; le jeu consiste bien à tenir jusqu’au bout de la dictée, à ne laisser aucun de ses participants sur le côté. Au terme de la lecture de l’extrait, le silence est rompu, les voix se délient. Alors les visages se détendent, les sourires se multiplient et les questions fusent. Les sollicitations vont de l’accord d’un verbe à l’orthographe d’un mot qu’on a oubliée ou que l’on ne connaît pas. La pression est complètement redescendue et la faute n’a plus rien de gravissime. 

Certains jubilent d’avoir bien orthographié tel ou tel mot. Au-delà des réactions des participants, c’est le combat pour dédramatiser la dictée qui gagne encore du terrain. La correction prend la forme d’un échange. Oui, on échange « des maux par les mots » ; on assiste à la victoire des mots, ceux-là mêmes qui m’ont sauvé, moi le gosse d’ouvrier qui a trouvé sa voie dans les lettres. 

Au sein de cet établissement pénitentiaire, l’exercice illustre bien notre rapport à la dictée. Une relation bien plus profonde que la bonne ou mauvaise note. L’écriture a une résonance bien plus viscérale. Elle est en nous et on ne peut tricher avec cette terrible discipline qui fait de cette pratique un face-à-face avec nous-même. Un affrontement qui s’estompe et devient un jeu quand les gens sont encouragés, motivés et valorisés. 

La dictée est devenue une mode, au bon sens du terme. J’ai multiplié les expériences et rencontré un triomphe qui ne cesse de me surprendre. Nous étions 1 473 au Stade de France. Une foule venue en car, motivée comme jamais pour une dictée d’anthologie, pour battre un record. Pour envoyer un message : la dictée possède cette vertu de rassembler tous les Français à l’heure où les clivages sont trop nombreux. On comprend mieux ce qui fait autant kiffer les anges (les gens, en verlan). 

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