L’orthographe, marqueur social ?
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C’est une émission télévisée de 1989, une de celles qui faisaient alors la mode à Paris. On y voit un Serge Gainsbourg soumettre la jeune Béatrice Dalle au questionnaire de Proust : « Pour quelle faute avez-vous le plus d’indulgence ? » La débutante répond, subtilement d’ailleurs : « La bêtise, car elle est très répandue. » Le vieux Gainsbarre, alcoolisé à souhait, lui oppose sur un ton rêveur : « Moi j’aurais répondu les fautes d’orthographe. » Je ne sais pourquoi cette scène, aperçue un soir à l’adolescence, m’est toujours restée en mémoire. Le propos n’est pourtant ni particulièrement spirituel, ni en quoi que ce soit choquant ; rien de ce qui fige ordinairement la mémoire. Mais il m’est toujours resté en tête, et d’ailleurs à l’instant même je le retrouve sur YouTube, qui n’oublie rien, surtout pas l’anecdotique. Au fond, j’aurais aimé avoir l’indulgence affichée par l’auteur de La Javanaise envers l’orthographe des autres, mais je sentais bien que je ne l’avais pas encore, que je ne l’aurais peut-être jamais. Même à l’adolescence. Surtout à l’adolescence d’ailleurs, venant d’une famille où un capital culturel de récente acquisition était le seul capital dont nous disposions. Accepter de le voir publiquement démonétiser par des vandales de la langue, c’eût été renoncer à la seule chose que nous avions. Devenir semblables à des détenteurs d’emprunts russes en somme.
Cette comparaison-là, avec les emprunts russes, c’est Bourdieu qui la fait dans une intervention de 1977 : « Ce que parler veut dire ». Avec ce texte, on commence enfin à comprendre pourquoi les affaires de correction orthographique comportent toujours une forte charge passionnelle en France. On commence à y voir plus clair sur la guerre des classes qui se joue entre les lignes des mails approximatifs que l’on reçoit, et de ceux que l’on relit plusieurs fois pour être bien certain de ne pas avoir laissé passer une faute rédhibitoire, dont la honte nous cuirait l’échine. L’auteur de La Distinction y imagine le cas d’un professeur laxiste, une belle conscience de gauche progressiste, qui renoncerait à apprendre à ses élèves la correction orthographique, arguant du fait que « le plus beau des langages est le langage des faubourgs ». Loin de leur faire cadeau de cette licence, relève Bourdieu, celui-ci compromettrait gravement leurs chances « sur le marché matrimonial et le marché économique ». Car, pas plus que les employeurs, les amoureux n’aiment en réalité recevoir de lettres entachées d’accords manqués. Lire un mot de quelqu’un, c’est parfois voir crûment ses fragilités sociales, ses apprentissages manqués. C’est entrevoir parfois tout un parcours de souffrance scolaire, ou même une histoire de violence sociale. Cela peut être profondément émouvant, mais l’amour ne consiste pas uniquement à relever l’autre de ses faiblesses, on le sait. Un manuel de savoir-vivre des années 1960 invente ainsi l’histoire à vocation édifiante d’un jeune homme qui, voulant déclarer sa flamme, écrirait : « Je vous ême bocou », déclenchant l’hilarité de sa destinataire. Qui prétendra que notre ambivalence à l’égard de l’orthographe ne demeure pas réelle, voire totale ? L’histoire de nos propres faiblesses s’y mesure sans fin à celle des autres, à même les mots.
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