Depuis l’enfance, je suis terrifiée par les boîtes aux lettres. Elles me rappellent l’angoisse des veilles de vacances, gâchées par l’arrivée du bulletin de notes. Ma mère, trop habituée à mes mauvaises notes, préférait finalement accrocher sans l’ouvrir l’enveloppe au pense-bête que je lui avais fabriqué pour la fête des mères : une grenouille verte sur une pince à linge en bois. Pense-bête. C’est le mot « bête » qui m’a longtemps hantée. J’étais pourtant loin de l’être. Brillante à l’oral, j’étais un vrai cancre à l’écrit. Les dictées étaient mon cauchemar. Les nuits qui précédaient l’exercice, il m’était impossible de trouver le sommeil. Je me cachais sous la couette, la trouille au bide, imaginant mille et une manières de disparaître de la surface de la terre. À sept ans, à peine, à cause de l’orthographe, me sont venues mes premières idées noires. Le rendu des copies était tout aussi terrible. Truffées de rouge, elles étaient la plupart du temps annotées d’un zéro. Un jour, j’ai battu mon record avec un score de moins 85. L’institutrice a alerté ma mère et lui a dit qu’elle doutait que leur fille parvienne un jour à balayer les couloirs d’un hôpital. On m’a classée parmi les mauvais, parmi les condamnés. Aux yeux des adultes, j’étais dyslexique, et c’en était terminé. 

On apprend à lire en quatre étapes. D’abord, le codage, la reconnaissance des lettres. Puis vient le décodage, la formation des syllabes. S’ensuit le balayage, la lecture de mots, de phrases, et enfin la compréhension. Je suis restée coincée à la deuxième étape. Je codais, décodais, un mot après l’autre, mais le temps d’assembler toutes les syllabes, j’avais oublié le début de la phrase. L’imagination me sauvait. J’inventais les histoires à partir des éléments dont je disposais, oubliant que je ne savais pas lire. 

En grandissant, j’ai continué à bricoler. J’ai passé chaque examen deux fois, mais j’avançais. J’ai obtenu un baccalauréat technologique et je suis devenue secrétaire. Je mettais en place des stratagèmes pour ne pas me faire repérer, pour cacher mes fautes. Je me relisais, en identifiais quelques-unes, mais il en restait toujours qui étaient graves aux yeux de ceux qui me lisaient. Un jour, ma supérieure, qui estimait que je ne pouvais plus continuer ainsi, m’a envoyée en stage à Nantes. Je me suis retrouvée en cours de français, avec des primo-arrivants qui le parlaient à peine. C’était la première fois qu’au sein d’une classe, mon niveau était supérieur à celui des autres. Le cours était plein à craquer, et la professeure était débordée. Elle m’a dit : « J’ai repéré ton problème. Si tu m’aides à enseigner le français aux autres élèves, je t’aiderai avec tes erreurs. » Elle a identifié chacune d’entre elles et les a classées dans un tableau. J’ai commencé à progresser. Ce jour-là, j’ai compris que mon handicap n’était pas dû à un problème neuronal, comme on me le laissait entendre. J’avais tout simplement loupé le démarrage. Je n’étais pas prête à apprendre à lire au moment où on me l’avait imposé, et encore moins avec la méthode classique. 

Après cette prise de conscience, je me suis écroulée. J’avais 36 ans et je réalisais que cette vie de souffrance et de honte aurait pu m’être évitée si mes professeurs avaient compris à temps. Dans le camion de pompiers qui m’emmenait à l’hôpital, où l’on m’a soignée pendant plusieurs mois, j’ai prononcé une phrase : « Je meurs des mots. » Je lâchais prise, et mon corps aussi. En deux mois, j’ai perdu 17 kilos. Je ne pesais presque plus rien lorsque mon médecin m’a annoncé que s’il ne pouvait rien pour les mots, il pourrait peut-être m’aider à guérir mes maux. Il m’a alors incitée à me faire une promesse qui m’aiderait à survivre. J’ai décidé, par tous les moyens, de ne plus jamais être jugée sur mes écrits. 

C’est alors que j’ai commencé à imaginer une méthode pour combattre la dysorthographie, un trouble de l’acquisition et de l’assimilation de l’orthographe. Je suis retournée chez mes parents, j’ai fouillé dans les cartons. J’ai d’abord ressorti le Bled et le Bescherelle, mais je ne trouvais pas ce que je cherchais. J’ai alors sorti mes anciens cahiers, mes copies raturées, du primaire à la terminale – mes parents avaient tout conservé – et le tableau de Nantes. J’ai commencé à classer mes fautes par couleur, de « grave » à « passable ». J’ai eu l’idée de partir du point, et non plus de la majuscule, pour repérer les pièges. J’ai suivi mon instinct. Je cherchais de l’aide dans la structure de la phrase, et la trouvais en marche arrière. J’ai ensuite acheté un dictaphone et entrepris d’enregistrer chacune de mes copies, en précisant à quelle couleur correspondait chaque faute. J’avais des cassettes rouges, orange, bleues et vertes. Je les réécoutais ensuite, et procédais à une autodictée. 

Une amie m’a inscrite en BTS. J’ai obtenu le diplôme, une fois de plus, au deuxième coup. Il m’a permis d’enseigner ensuite au sein d’une maison familiale rurale à d’autres gamins à la scolarité compliquée. Le midi, je testais ma méthode sur eux. Les élèves faisaient la queue pour l’expérimenter et leurs progrès m’encourageaient.

Pendant vingt ans, j’ai continué à l’affiner afin de la rendre assimilable en quatorze heures. Grâce à elle, j’ai commencé à aider tous les enfants se présentant à moi qui en avaient besoin. Ils étaient une trentaine à débouler à la maison chaque soir après l’école et le week-end. En 2009, quand j’ai pris connaissance du rapport PISA et du classement catastrophique de la France, j’ai décidé d’ouvrir un centre de formation continue sous le nom « Défi 9 », repris aujourd’hui par l’association Zup de Co. Je suis allée à la rencontre d’enfants, d’ados et d’adultes. Mes plus jeunes élèves avaient 7 ans, les plus vieux avaient l’âge d’être leurs grands-parents. Ils avaient pour point commun d’être kinesthésiques, c’est-à-dire d’apprendre par des expériences concrètes, en participant physiquement. Or à l’école, le profil du bon élève est celui de l’auditif. Les visuels et les kinesthésiques, eux, sont un peu mis au ban. 

Aujourd’hui, nous voyons défiler des profils très différents, du chef d’entreprise du CAC 40 qui a 54 000 salariés sous ses ordres à l’infirmière qui vient de perdre son boulot pour une faute de conjugaison dans un cahier de transmission. Sous sa plume, « médicaments donner à M. X » signifiait que le patient avait reçu son traitement. L’infirmière de jour a pensé que sa collègue avait oublié le « à » devant l’infinitif. Le patient est mort dans la journée. 

L’orthographe peut tuer, et elle a bien failli m’achever moi aussi. Ma méthode m’a sauvée. À 57 ans, ma cadence de lecture est plus lente que la moyenne et je n’ose toujours pas ouvrir une boîte aux lettres, mais je suis fière d’être parvenue à écrire une quinzaine de livres. Je voudrais délivrer un message d’espoir : rien n’est foutu, la dysorthographie n’est pas une fatalité. 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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