879 hectares, l’équivalent du bois de Boulogne. C’est la surface occupée par les potagers dans les villes d’Île-de-France en 2018. Et ce chiffre ne cesse d’augmenter : l’agriculture urbaine semble séduire de plus en plus de citadins. Lieu d’initiation au travail de la terre, d’échanges sociaux et de sensibilisation à l’écologie, ces jardins hors norme ont aujourd’hui de beaux jours devant eux. Ils ont pourtant connu une histoire mouvementée.

Jardiner dans la ville n’est pas un phénomène nouveau. Légumes et fruits de saison ont longtemps été cultivés à l’intérieur des murs des cités. On estime qu’au XIXe siècle, grâce à ses 1 400 hectares de jardin, la ville de Paris en produisait près de 100 000 tonnes par an. Avec la révolution industrielle et l’étalement urbain, ces activités de maraîchage disparaissent progressivement des villes. Mais certains potagers subsistent. C’est le cas des jardins ouvriers. Mises à la disposition des familles modestes par les municipalités, ces petites parcelles de plusieurs centaines de mètres carrés ne sont pas seulement destinées à leur fournir de la nourriture ; elles doivent aussi servir à occuper sainement leur temps libre. Encore très exploitées au sortir de la guerre – on en dénombre plus de 250 000 dans tout le pays à la fin des années 1940 –, elles sont progressivement délaissées. Il faudra attendre les années 2000 pour que ces lopins, entre-temps rebaptisés « jardins familiaux », commencent à regagner en popularité. « Jusque-là, la majorité des parcelles étaient laissées en friche, explique Antoine Lagneau, chercheur en écologie à l’université de Bourgogne-Franche-Comté. Aujourd’hui, la demande est exponentielle. En Île-de-France, il faut parfois attendre jusqu’à cinq ans avant d’obtenir une parcelle ! » D’autres types de jardins urbains ont aussi le vent en poupe. On les appelle les « jardins partagés ». Lancés à l’origine par des activistes américains, les Green Guerillas qui ont investi dans les années 1970 les terrains vagues de New York pour les replanter, ces « Community Gardens » élargissent la fonction du jardin, qui devient également un espace social, culturel et pédagogique. Depuis les années 1990, ces jardins partagés se sont développés à l’échelle de toute l’Europe.

Pourquoi un tel engouement ? « On peut parler d’un réel changement de mentalité depuis les années 2000, explique Gilles Fumey, enseignant-chercheur en géographie de l’alimentation à l’université Paris-Sorbonne. La prise de conscience est d’abord écologique, bien sûr, mais elle concerne aussi la fragilité des chaînes d’approvisionnement urbain. » Des études ont en effet montré qu’en cas de blocage des routes, une ville de taille moyenne ne dispose que de deux ou trois jours d’autonomie alimentaire. C’est ce qui a provoqué chez certains « un rêve de sécurité alimentaire » et le désir de cultiver son propre lopin de terre. Ces aspirants jardiniers ont souvent le même profil : appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures, souvent récemment retraités, et généralement sensibles aux questions environnementales. « Parmi les bénévoles et les participants à nos ateliers, il y a 70 % de femmes », ajoute Swen Déral, cofondateur de l’association La Sauge qui promeut l’agriculture urbaine à Nantes et en Seine-Saint-Denis. « On trouve aussi de jeunes retraités et des étudiants, dont le dénominateur commun est d’avoir du temps libre. Il y a également des personnes en reconversion professionnelle qui viennent frapper à notre porte. Les adhésions ne cessent d’augmenter. » Cette popularité grandissante explique que les jardins partagés soient devenus un enjeu de politique publique et intéressent désormais les mairies, les collectivités locales et certains bailleurs sociaux. En 2003, la mairie de Paris met en place la charte Main verte qui rassemble tous les jardins partagés parisiens au sein d’une même convention. Dix ans plus tard, elle lance l’initiative Parisculteurs, qui vise à promouvoir l’agriculture urbaine en région parisienne. « Ces années marquent un vrai basculement, souligne Antoine Lagneau. On est passé d’une pratique basée sur l’activisme à une agriculture urbaine pilotée par les municipalités. »

Vers des villes autosuffisantes ?

Un jardin des villes ressemble-t-il à un jardin des champs ? Peut-on y cultiver de tout ? S’il est difficile d’y faire pousser des céréales ou des vignes, les potagers urbains, malgré leur petite taille, sont étonnamment productifs. Une étude de l’université de Caen a montré qu’à la belle saison, une parcelle de 60 mètres carrés peut produire à l’année autour de deux kilos de fruits et légumes par mètre carré. De quoi nourrir une famille de trois ou quatre personnes. Les jardiniers urbains développent également des trésors d’ingéniosité pour tirer parti de la moindre surface. « On ne dispose parfois que d’un bout de trottoir ou d’une petite place au pied d’un immeuble pour aménager notre potager », explique Sébastien Goelzer, urbaniste et cofondateur de l’association Vergers urbains qui accompagne la création de jardins partagés à Paris. « Nous privilégions les arbres fruitiers, qui s’intègrent facilement dans les espaces publics. Nous jouons aussi sur les différentes strates : au pied de l’arbre, on va planter un arbuste et, au pied de cet arbuste, des plantes herbacées qui vont favoriser l’apparition de champignons et de micro-organismes. » On utilise même les murs et les toits en y faisant grimper des plantes comestibles. « L’idée, c’est d’utiliser la moindre surface, le moindre interstice. Tout est très productif ! »

Toutes ces initiatives semblent porter leurs fruits, au point que l’agriculture urbaine commence à se professionnaliser. Des associations de jardins partagés se constituent en PME et élargissent leurs activités à la vente. On peut désormais acheter salades, plantes aromatiques, micropousses et plants de légumes produits dans ces fermes urbaines. Leur argumentaire de vente s’appuie sur la fraîcheur et le circuit court. « La ferme urbaine supprime le temps de transport entre le lieu de production, par exemple le sud de l’Espagne pour des tomates, et le lieu de consommation, explique Gilles Fumey. On peut donc s’attendre à ce que cette solution environnementale, qui consiste à installer des fermes là où il y a des consommateurs, soit amenée à se développer. »

Une perspective qui n’a pas échappé à certaines grandes entreprises privées qui y voient la possibilité de développer une nouvelle agriculture urbaine de masse. « De grands groupes comme Auchan, Bouygues ou Vinci commencent à s’intéresser à l’agriculture urbaine, avec le projet de la faire entrer dans une nouvelle phase », remarque Antoine Lagneau. Leur maître mot est l’innovation, car il faut pour cela adapter les moyens techniques de production agricole à l’espace limité de la ville. « Il est certain qu’une partie de l’agriculture urbaine est en train de prendre un virage technologique. » Que l’on pense par exemple aux cultures dans les conteneurs, à l’aquaponie sur les toits ou aux tours maraîchères, très répandues à Singapour et qui commencent à faire leur apparition en France. Le jardin urbain est en pleine métamorphose.

Le rêve d’une ville autosuffisante est-il pour autant à notre portée ? Rien n’est moins sûr. Ces innovations en vue d’une production de masse restent encore très marginales. Et elles sont loin de faire l’unanimité. Tout d’abord, il y a les infrastructures, qui sont très gourmandes en énergie. « Même si leur production reste locale, ces installations sont loin d’être neutres », rappelle Antoine Lagneau. « Les serres, les microcapteurs… tout ce matériel high-tech représente des coûts importants en eau et en électricité. » Ensuite, il y a le risque de focaliser l’attention sur l’innovation et de masquer les problèmes de fond du monde agricole. « Quand on voit certaines de ces entreprises lever des fonds à hauteur de plusieurs millions d’euros alors que les agriculteurs des campagnes sont au bord de l’asphyxie, on est en droit de se poser des questions », remarque le chercheur.

Une nouvelle culture de la terre

L’explosion des jardins urbains est telle que l’on doit se poser aujourd’hui la question de leurs véritables objectifs. Pour Swen Déral, « ce serait une erreur de réduire l’agriculture urbaine à la simple production alimentaire ». Comme beaucoup d’associations, La Sauge milite pour une agriculture urbaine à dimension pédagogique et sociale plutôt que productive.

Pédagogique, puisqu’elle démontre concrètement la complexité du travail de la terre et permet de sensibiliser les citadins aux enjeux d’une agriculture raisonnée : « Quand on commence à jardiner, que l’on fait l’expérience des aléas de la météo et de la fragilité du cycle de la plante, on se rend compte que tout cela relève presque du miracle, s’amuse Gilles Fumey. Et c’est un constat très important, ne serait-ce que pour comprendre le prix des fruits et légumes. »

Sociale également, car elle développe une collaboration accrue avec des associations spécialisées qui font découvrir le jardinage à de nouveaux publics. La Sauge travaille par exemple dans la région de Nantes avec l’association Les Eaux vives, vouée à l’insertion des plus démunis. « Le jardinage est une excellente manière de commencer un parcours de réinsertion, explique Swen Déral. On plante une graine et, quelques jours plus tard, on a un résultat concret. C’est réellement valorisant, et ça ne demande aucun prérequis ! »

Combinant toutes ces dimensions, à la fois expérimentales, environnementales, sociales et politiques, ces nouveaux jardiniers souhaitent faire de leurs potagers urbains le laboratoire d’une nouvelle culture de la terre : « Pour nous, l’agriculture urbaine est une sorte d’avant-poste des enjeux agricoles, résume Swen Déral, une porte d’entrée vers une réflexion plus large sur l’agriculture de proximité, la préservation des terres fertiles en périphérie des villes, la condition des agriculteurs… et pourquoi pas un moyen de susciter de nouvelles vocations ! » 

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