L’air, comme l’eau, serait-il en voie de commercialisation ? Ces deux ressources paraissent si naturelles, si essentielles à l’homme, que l’on a peine à croire que des acteurs privés puissent se les approprier et les commercialiser. L’eau est si abondante, son cycle si imperturbable... On peut concevoir qu’il faille payer son acheminement jusqu’à nos foyers. Mais l’air ? Partout autour de nous... De quel acheminement pourrait-il être question ? En réalité, la tuyauterie compte moins que le traitement de l’eau dans la facture. L’eau s’achète purifiée. L’impensable se met à exister : avec la pollution, la privatisation serait-elle dans l’air ? On imagine le marché de l’air, jamais saturé, toujours en croissance avec la population et la pollution : un rêve d’exploitants. Mettre de l’air en bouteille – comme pour la plongée sous-marine. On l’absorberait avec un masque, un tuyau, en intubation, que sais-je encore ? Et puis, on connaît la chanson : une division entre le bien public qu’on laisse se dégrader, pollué, malsain, et un bien privé épuré, de qualité et cher, de plus en plus cher à mesure que l’on s’adresse aux fragments fortunés de la population. Cela paraît amusant, ou excentrique : attitude désinvolte, alors que pourrait peu à peu s’immiscer dans les esprits l’idée qu’au fond, oui, respirer un bon air serait devenu un luxe. Et qu’un air pollué est normal, lié au monde tel qu’il va, malheureusement.

Un autre enjeu se fait jour avec la question de l’air : celui du souffle. Ce vent est celui qui nous anime, au sens latin. Il est chargé d’une puissance invisible, qui nous donne vie. La pollution apparaît comme un envers de cet air-là, une forme d’anti-souffle, comme si tout à coup se manifestait un pacte avec des forces obscures, qui feraient l’exact inverse de ce que fait le souffle : nous diminuer, nous contaminer, nous empêcher de vivre. Ou bien alors, cela serait comme le témoin de notre incapacité à traiter nos déchets, nos résidus, nos restes. Une sorte de détraquement de nos capacités, comme si le corps social ne savait plus digérer ce dont il se nourrit. Agir devient s’asphyxier. Comme en Chine, le seul remède consiste en un arrêt partiel de l’activité pour pouvoir respirer. Non pas traiter, mais s’arrêter. Comme si nous ne pouvions générer notre propre capacité à filtrer. 

À travers cette sensation sourde d’une respiration difficile apparaît donc une question désagréable et inquiétante, celle des présences invisibles dans l’air. Les odeurs, les parfums en sont les manifestations sensorielles, aussitôt associées à des êtres, invisibles mais présents, dans de nombreuses cultures. Les particules qui empêchent la circulation des voitures lorsqu’elles saturent l’air urbain sont une des formes contemporaines de cette présence invisible et néfaste, hostile. Mais de quoi ? Elles sont comme la trace de forces plus grandes, ou de désagrégations manifestes, venues perturber l’ordre du monde en son cœur, la respiration. On est comme pris au piège, avec cette question : quelle marge reste-t-il pour se défaire de ces pactes nauséabonds, ou pour restaurer les traitements nécessaires ? 

Sans être directement claire et explicite, la pollution mêle donc le niveau physique et le niveau spirituel, en interrogeant la condition même de la vie actuelle : les hommes sont-ils en train de s’asphyxier ? Quelles forces sombres les entraînent dans ce destin fatal ? Quels désordres faut-il réparer, et quels dispositifs créer ? On risque de voir apparaître une réponse perverse, celle que j’évoquais. Comment, collectivement, « changer d’atmosphère », comme aurait dit Louis Jouvet à Arletty sur le pont devant l’Hôtel du Nord ?  

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