Je me trouvais dans le salon de ma famille, au premier étage, lorsque mon jeune frère est entré un soir de cette semaine. Il faisait très sombre et l’électricité avait été coupée pendant plus de vingt heures. Mon frère ne pouvait pas me voir. J’étais aussi noir que le fauteuil dans lequel j’étais assis. Il a pris place sur un canapé, et alors l’éclair d’une explosion à quelques kilomètres de là a illuminé la pièce.

« Oh, tu es là ? » Mon frère avait l’air surpris.

La journée avait été longue pour nous tous, en particulier pour les parents. Nous devons être responsables non seulement de nos propres vies pendant les attaques militaires israéliennes, mais aussi de la sécurité des enfants et des personnes âgées qui nous entourent. Cela fait cinq jours que je n’ai pas pris de douche. Quatre jours que je n’ai pas quitté la maison pour aller au magasin ou chez le coiffeur.

Presque toutes les femmes et les filles de mon quartier sont parties dans des écoles gérées par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), qui se transforment en abris en cas d’escalade. J’essaie de voir si nous pouvons trouver une chambre dans une école voisine. L’un des employés m’a déconseillé de le faire. « Il y a trois fois plus de personnes que l’école ne peut en accueillir », m’a-t-il dit.

Je décide de rester dans notre maison, où mes parents, mes deux frères et sœurs et moi-même vivons à des étages différents.

Le lendemain, à 10 heures, mes deux sœurs, Sondos et Saja, se présentent à notre porte avec leurs maris. Sondos est accompagnée de ses trois jeunes enfants – l’aîné a 6 ans – et Saja de la petite Zeina, qu’elle a mise au monde il y a deux mois.

Ils peinent à entrer, toussent, la plante des pieds noircie.

Nous sommes inquiets.

« Respirez profondément ! » Je leur apporte à tous des jarres d’eau.

La petite Zeina continue de tousser, Saja pleure.

« Nous dormions, et tout à coup la maison s’est remplie de fumée noire et d’éclats de verre cinglant nos corps », me raconte Sondos, haletant.

En ce moment, il y a dix enfants chez nous, l’aîné étant mon fils, qui aura bientôt 8 ans, et la plus jeune, Zeina.

Ma mère a décidé de rationner la nourriture, en préparant deux repas par jour au lieu de trois.

Je suis très triste lorsque j’entre dans ma bibliothèque, au troisième étage. J’ai choisi beaucoup de livres et je les ai rangés dans un ordre particulier pour les lire avant la fin de l’année. J’ai même compté le nombre de ceux que je garde dans ma chambre et j’ai calculé le nombre d’années qu’il me faudrait pour les terminer si je lisais tous les jours. Il me faudrait cinquante-six ans, à condition d’en lire quatre-vingts par an. Mais avec chaque campagne israélienne de bombardements, avec chaque meurtre de civil, la probabilité que je n’en termine ne serait-ce qu’un seul dans ma vie devient très faible.

La vie intellectuelle à Gaza a été paralysée non seulement par le siège en cours et le bombardement constant des maisons, mais aussi par le traumatisme invisible qui a été infligé à nos âmes et à nos corps, ainsi qu’aux rues et aux bâtiments qui abritent nos formes fatiguées. Un Gazaoui peut mettre des années à écrire sur ses blessures. J’ai été blessé lors de l’assaut de 2008-2009 sur la bande de Gaza. J’avais alors 16 ans. Ce n’est qu’en 2021 que j’ai pu écrire un poème sur cette expérience traumatisante. Mais c’était encore frais. Quatorze ans plus tard, les images et les sensations détaillées des éclats d’obus frappant mon front, ma joue et mon épaule se sont révélées inguérissables.

Aujourd’hui, avec les bombardements forcenés d’Israël, l’espoir de pouvoir un jour écrire sur mon traumatisme et celui de mes enfants et de ma grande famille s’évanouit.

La guerre joue des tours à l’esprit. À Gaza, on a l’impression que les panaches de fumée des bombardements adjacents rivalisent pour savoir lequel montera le plus haut dans le ciel, lequel sera le plus noir. Mais moi, c’est à la bombe qui n’explose pas, à celle qui reste dans l’usine ou à celle dont les pièces retournent à leur nature élémentaire que je décernerais le prix.

Je suis troublé par le fait que d’autres pays évacuent leurs citoyens d’Israël et soutiennent cet État en lui fournissant des armes et du matériel médical, comme si la vie des Palestiniens n’avait aucune valeur. Ne savent-ils pas que nous avons le même nombre d’yeux et d’oreilles, le même nombre de membres et d’organes ? Que nos mères ont pareillement accouché pour nous mettre au monde ? Que nous rions des mêmes blagues, dans des langues différentes, et que nous jurons lorsque notre équipe favorite perd ? Que nous avons des peurs et des larmes ?

J’aimerais que l’Occident, au lieu de militariser de plus en plus Israël et de lui permettre de réduire le flux d’aide humanitaire vers la bande de Gaza, réfléchisse sérieusement à ce qui a conduit à de telles actions de la part des Palestiniens dirigés par le Hamas. Qu’est-ce qui pousse des jeunes à franchir la frontière, sachant qu’ils ne retourneront pas dans leur famille ? Que peut-on faire pour rendre justice au peuple palestinien, qui endure depuis longtemps la brutalité de l’occupation militaire et du siège ?

[…]

Dans la nuit de jeudi à vendredi, une bombe a détruit le bâtiment voisin du camp de réfugiés de Jabalia, où nous avions déménagé. J’ai vu une femme et sa fille, vivantes, suspendues au plancher d’un étage dont les murs avaient été soufflés par une bombe. D’autres étaient sûrement sous les décombres.

L’humanité est sous les décombres. 

 

Témoignage publié dans le New York Times, le 14 octobre 2023

Traduction M.P.

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