La dernière blague israélienne en dit long : « Comment sait-on que Netanyahou est en train de mentir ? » Réponse : « Ses lèvres bougent… » Certes, l’homme garde beaucoup d’inconditionnels en Israël, mais leurs rangs se fissurent. De nombreux likoudniks (membres de son parti, le Likoud) doutent de son aptitude à continuer de gouverner, une fois la guerre finie. Quant aux autres, ils se divisent entre ceux qui attendent la fin de la guerre pour demander son départ, et ceux qui voudraient qu’il parte dès maintenant, même si Israël est en guerre. Leur principal grief est évident : quand un chef de gouvernement est aussi aveugle à la menace qui pointe, il n’est plus habilité à gouverner. Après le fiasco des services de sécurité qui n’avaient pas vu venir l’attaque égyptienne lors de la guerre d’octobre 1973, la Première ministre Golda Meir dut démissionner six mois plus tard. Or Netanyahou a été aussi aveugle qu’elle, sinon plus. Mais un autre sujet d’accusation pointe, plus grave que l’imprévoyance. C’est le rapport qu’a entretenu Netanyahou avec le Hamas depuis son retour au pouvoir en 2009.

« Nous devons dire la vérité : ouvertement, le Hamas est un ennemi, mais secrètement, c’est un allié »

Général Gershon Hacohen conseiller de Netanyahou, mai 2019

 

Historiquement, Israël a toujours considéré le nationalisme palestinien comme son adversaire principal, la création d’un État palestinien étant perçue comme ce qui serait la défaite politique absolue. Au début des années 1970, le général Ariel Sharon, alors commandant du front sud israélien, qui incluait la bande de Gaza occupée, choisit stratégiquement d’y autoriser la construction de nombreuses mosquées. Il était convaincu que si ces lieux de culte – et la religiosité qui va avec – proliféraient, cela se ferait au détriment du mouvement national palestinien. Bientôt, en d’autres lieux, à commencer par l’Afghanistan, les Américains, considérant l’URSS comme l’ennemi essentiel, allaient pareillement soutenir diverses formations djihadistes pour lui faire obstacle. On connaît le résultat : in fine, les talibans s’emparèrent de l’Afghanistan. Et le Hamas, après s’être distancié des Frères musulmans à Gaza, a progressivement bâti non pas un mouvement de type djihadiste comme Al-Qaïda ou Daech, mais un mouvement nationaliste-religieux palestinien.

Netanyahou,disent aujourd’hui ses adversaires, a procédé de même. Sa stratégie était masquée, quoique parfois évoquée. Il s’agissait d’empêcher à tout prix la création d’un État palestinien internationalement reconnu. Lors d’une réunion de son parti en mars 2019, il déclarait sans fard : « Ceux qui veulent empêcher la création d’un État palestinien doivent soutenir le renforcement du Hamas […]. Cela fait partie de notre stratégie, qui est de séparer les Palestiniens de Gaza de ceux de Judée-Samarie » (appellation biblique utilisée à la place du nom Cisjordanie).

Cette doctrine, parvenir à séparer les Palestiniens de Cisjordanie et ceux de Gaza et préserver leur éloignement physique et politique, n’était pas nouvelle. Elle avait été énoncée sous Ben Gourion, le fondateur de l’État d’Israël, dès les années 1950, à une période où le mot « palestinien », comme on disait à l’époque en Israël, « n’existait pas ». Il n’y avait que des « Arabes » indifférenciés – dont on ajoutait, avec soulagement, qu’ils n’avaient « aucune notion de ce qu’était une nation », et que leur intégration dans leurs pays d’« accueil » se ferait aisément, si toutefois les pays arabes voulaient bien les accueillir. Et s’ils ne le faisaient pas, alors le maintien des réfugiés dans leur situation d’abandon misérable leur était imputable, et non pas à Israël.

En l’absence de toute négociation israélo-palestinienne, la situation commençait de pourrir sur pied

Cette idée de « séparation » afin d’empêcher toute cohésion nationale palestinienne, on la retrouva dès les négociations pour la signature des accords d’Oslo, en 1993, qui accouchèrent d’une « reconnaissance mutuelle » entre l’État d’Israël et l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) et firent naître tant d’espoirs d’une résolution du conflit. Beaucoup l’ont oublié, mais, initialement, le gouvernement du travailliste Yitzhak Rabin maintint longtemps sa volonté de voir le « processus de paix » enclenché à Oslo limiter dans un premier temps le retour de l’OLP et de son chef, Yasser Arafat, à la seule bande de Gaza. Si les Palestiniens se comportaient bien, ils auraient un peu plus tard un bout de Cisjordanie – sans garanties préalables. L’OLP, contrairement à d’autres sujets en débat, ne lâcha pas prise sur celui-là. Finalement, les négociateurs israéliens durent s’engager à ce que le lien entre Palestiniens de Cisjordanie et Palestiniens de Gaza figure d’une manière ou d’une autre dans l’accord. On adjoint donc à Gaza la petite ville de Jéricho, une oasis en plein désert près du Jourdain, la moins importante politiquement de toutes les villes de Cisjordanie. Et on appela l’accord de retour d’Arafat en Palestine : « Gaza-Jéricho d’abord ».

La séparation entre Gaza et la Cisjordanie revint à l’ordre du jour avec l’éclatement de la seconde intifada, en octobre 2000 – les négociations de paix du mois de juillet aux États-Unis, entre Arafat et le Premier ministre israélien d’alors, Ehud Barak, n’ayant pas abouti, chacun se rejetant la responsabilité. Dès 2002, les dirigeants israéliens engagèrent la construction de la « barrière » de protection qui devait finalement interner la totalité des Gazaouis dans ce qu’on a appelé une « prison à ciel ouvert », sur laquelle des gardiens israéliens, qui en régenteraient toute la vie intérieure, veilleraient de nuit comme de jour. Au même moment, le général Sharon, alors Premier ministre, lançait la construction d’une muraille autour de la Cisjordanie, tout en profitant de l’occasion pour mettre la main sur de nouvelles terres palestiniennes.

Bientôt, Benjamin Netanyahou, l’homme qui faisait de la division physique entre Palestiniens la clé de sa stratégie d’occupation, allait accéder au pouvoir, d’abord temporairement en 1999, puis pour une très longue durée, de 2009 à aujourd’hui – avec de rares et courtes interruptions. En l’absence de toute négociation israélo-palestinienne, la situation commençait de pourrir sur pied. Muselée, l’Autorité palestinienne perdait progressivement, précisément, toute autorité, tant auprès de sa population que de la communauté internationale. La « lutte armée » palestinienne, durant la seconde intifada (2000-2005), s’était fracassée. La volonté palestinienne de négociation, que le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, avait promue, en octroyant même aux forces israéliennes des forces palestiniennes collaborant à la « guerre aux terroristes », ne faisait pas mieux. Au contraire : Netanyahou ne négociait rien, et ses projets d’augmentation des colonies en territoires palestiniens ne cessaient de se multiplier.

La préservation de la domination du Hamas sur Gaza était pain bénit

C’est que, comme on l’a vu, Netanyahou était convaincu de détenir une arme fatale qui empêcherait à jamais les Palestiniens d’accéder à la souveraineté nationale : leur division. Division physique, derrière de hauts murs, des barbelés et des miradors, et surtout division politique. D’un côté, les Palestiniens de Cisjordanie, régis par un organisme fantoche et sans aucun pouvoir réel, l’Autorité palestinienne et son principal parti, le Fatah ; de l’autre – après le retrait des forces armées israéliennes de Gaza, mené par Ariel Sharon en août 2005, puis la victoire électorale du Hamas en 2006 –, une bande de Gaza devenue une entité soumise à une formation religieuse nationaliste qu’Israël pouvait présenter comme la réincarnation du nazisme. Dès lors, le Hamas s’empara non seulement de toutes les commandes politiques à l’intérieur de son minuscule territoire, mais il en fit un bastion contestant la légitimité de l’Autorité palestinienne. Quelques négociations en vue d’une réunification du mouvement national palestinien furent bien tentées, mais toutes avortèrent. Les Israéliens y veillèrent, bien sûr ; mais les Palestiniens – Hamas et Fatah réunis – n’avaient pas besoin d’eux pour qu’échoue toute tentative d’unification. Ainsi voguait Gaza. En Cisjordanie, la colonisation israélienne enflait – et le nombre des colons itou. La communauté internationale, fatiguée, se taisait. À Gaza, le blocus israélien variait : il était ou serré, ou très serré, ou bien insupportable. Périodiquement, un conflit armé éclatait. 2008, 2012, 2014, 2021… Chaque fois, Israël « gagnait », forcément. Puis négociait avec le Hamas un accord de cessez-le-feu dont chacun savait qu’il serait temporaire. Pour Netanyahou, la situation était parfaite. La préservation de la domination du Hamas sur Gaza était pain bénit. L’État juif était le principal bénéficiaire de la division entre les fractions palestiniennes. Maintenir les choses en l’état – faire d’une part du Hamas l’incarnation du diable, de l’autre œuvrer à ce qu’il reste en place à Gaza – était la stratégie parfaite.

En mai 2019, un des conseillers de Netanyahou, le général de réserve Gershon Hacohen, parlait franc : « Nous devons dire la vérité. La stratégie de Netanyahou est d’empêcher l’option de deux États. Il fait donc du Hamas son partenaire le plus proche. Le Hamas est ouvertement un ennemi. Mais secrètement, c’est un allié. » Il fut un temps où on appelait cela un « allié objectif ».

Dans le quotidien Haaretz, le 20 octobre dernier, l’historien israélien Adam Raz a présenté une liste impressionnante de déclarations et décisions de Netanyahou et de son entourage allant en ce sens. « Le cauchemar de Netanyahou était un effondrement du régime du Hamas » à Gaza, juge-t-il. En août 2019, l’ancien Premier ministre travailliste, Ehud Barak, déclara à Galeï Tsahal, la station de radio de l’armée : « La stratégie [de Netanyahou] est de garder le Hamas vivant […] pour affaiblir l’Autorité palestinienne à Ramallah. » Quant à Bezalel Smotrich, l’actuel ministre israélien des Finances issu du Parti sioniste religieux, il déclarait dès 2015 à la radio parlementaire : « Le Hamas est un actif, c’est Abou Mazen [surnom de Mahmoud Abbas] qui est un fardeau. »

Yuval Diskin, qui a dirigé les services israéliens de sécurité intérieure (le Shin Bet) de 2005 à 2011, a dit ceci : « Si on regarde au fil des ans, l’une des personnes qui ont le plus contribué au renforcement du Hamas a été, dès son entrée en fonction comme Premier ministre, Bibi Netanyahou. » Ces propos datent de janvier 2013. Qui l’a écouté à l’époque ? 

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