Samedi 21 octobre, au petit matin, quelques heures après la libération des otages Judith et Natalie Raanan, et quelques heures avant l’ouverture du point de passage de Rafah pour l’acheminement de l’aide humanitaire, les bombardements israéliens ont réussi à tuer une soixantaine de Palestiniens dans la bande de Gaza, selon les informations de l’agence de presse palestinienne Sama. D’après le ministère de la Santé de Gaza, à la date du 21 au soir, le nombre de personnes mortes sous les bombardements israéliens s’élevait déjà à 4 380, dont 1 756 enfants et 967 femmes. Plus d’un millier d’autres étaient portées disparues. La plupart d’entre elles se trouvaient sous les décombres, sans que les équipes de secours aient pu les en extraire. Certaines ont été tuées sur le coup, d’autres sont mortes lentement. Certaines meurent au moment où j’écris ces mots. 

 

L’angoisse de l’attente

Parmi les personnes tuées ce matin-là, sept l’ont été à Rafah, comme l’a rapporté un journaliste de la version anglaise d’Al Jazeera. La pression constante qui serre la gorge depuis le 7 octobre n’a fait que s’intensifier. Nombre de mes amis et connaissances vivent à Rafah ou y ont été évacués après que les alertes et les bombardements israéliens les ont contraints à quitter leurs maisons à Gaza et les camps de réfugiés de Shati et de Jabalia. Depuis quelques jours, il est difficile de les joindre par téléphone. Soit l’infrastructure a été endommagée, soit le réseau est saturé. Chaque jour, je laisse des messages sur WhatsApp, qui ne sont généralement cochés qu’une seule fois, ce qui signifie qu’ils ne sont pas lus en raison de l’absence d’Internet. Mes messages sur Facebook Messenger sont également restés sans réponse.

En fait, ce ne sont pas vraiment des messages. Je me contente d’écrire le nom de l’ami, ou d’écrire habibi ou habibti (« mon » ou « ma chérie »), ou encore : « Where are you ? » (« Où es-tu ? »). Pour leur faire savoir que j’attends de leurs nouvelles. Chaque coche ou absence de réponse est un nouveau poids sur mon cœur. Parmi les personnes à qui j’ai écrit, une mère et sa fille de la famille Samouni, survivantes de la guerre de 2008-2009. 29 membres de leur famille élargie avaient été tués à l’époque, dont 21 dans le bombardement d’une structure dans laquelle les soldats avaient rassemblé une centaine de Gazaouis, après leur avoir ordonné de quitter leurs maisons. Ils ne me répondent pas non plus. 

« Et qu’attendiez-vous de gens emprisonnés toute leur vie dans une enclave appauvrie, coupés du monde et humiliés ? »

Selon le ministère de la Santé de Gaza, dans la guerre actuelle, au 18 octobre, 79 familles ont perdu dix de leurs membres ou plus, 85 familles entre six et neuf membres, et 320 familles entre deux et cinq membres chacune. Olfat al-Kurd, correspondante à Gaza de B’Tselem [association israélienne de défense des droits humains], a perdu 15 membres de sa famille dans un bombardement. La plus âgée était une femme de 65 ans, le plus jeune un garçon de deux ans.

L’une des cibles des bombardements israéliens de jeudi a été l’église orthodoxe grecque située dans le quartier de Zeitoun, à Gaza. Comme à chaque guerre, cette fois encore, l’église servait d’abri à des centaines de personnes déracinées, chrétiennes et musulmanes. Dix-huit d’entre elles ont été tuées dans ce bombardement, des musulmans comme des chrétiens, dont quatre parents d’amis à moi qui s’étaient eux-mêmes installés à Ramallah il y a dix ans. Je sais avec certitude que cinq de mes amis et connaissances ont perdu leur maison sous les bombes. J’imagine qu’il y en a beaucoup plus, à Beit Hanoun, Beit Lahia, Jabalia [villes limitrophes de la métropole de Gaza]. Je ne sais pas où ils errent, s’ils sont encore vivants.

« Au moins 30 % des logements de la bande de Gaza ont été détruits ou endommagés depuis le début des hostilités, selon le ministère du Logement de Gaza », indique un rapport de l’ONU publié dimanche 22 octobre. Il y a vingt-cinq ans, j’ai accompagné certains de mes amis lorsqu’ils ont ajouté un étage à la maison familiale dans leur camp de réfugiés, puis lorsque certains ont quitté le camp pour s’installer dans la ville de Gaza, après avoir économisé centime après centime, et même s’être endettés. Ce sont des appartements dans lesquels j’ai dormi, j’ai été invitée, j’ai joué avec les petits, qui ont maintenant 18 ou 20 ans.

J’imagine les livres dans l’appartement de mon amie Salma et dans celui, en dessous, de son fils Karmel. Des livres enfouis sous les décombres de l’immeuble, ou brûlés. J’imagine les jouets des petits enfants, les ordinateurs sur lesquels mes amis conservaient les histoires et les articles qu’ils avaient écrits, les documents de recherche, les lettres et les photos. Combien d’entre eux ont été sauvegardés sur le cloud ? Je pense aux lourds meubles de la maison de R. et aux meubles rares de celle de N. Aux jardins surprenants que certains d’entre eux avaient réussi à entretenir dans des cours minuscules. Quand le cauchemar prendra fin – il faudra bien qu’il prenne fin un jour –, ils seront sans ressources. Comme leurs parents et grands-parents l’étaient en 1948.

Et si Israël met à exécution sa menace de réduire encore davantage la bande de Gaza (c’est-à-dire d’en reprendre et d’en annexer une partie), ils perdront également le terrain sur lequel leur appartement ou leur maison a été construit. Encore une fois. Selon les autorités de la bande de Gaza, le nombre de blessés s’élevait le 22 au soir à 13 000 au moins. Certains se trouvent dans des hôpitaux où, selon les informations dont on dispose, les chirurgiens sont contraints d’opérer à la lumière des lampes de poche de leurs téléphones portables, faute d’électricité. Les cliniques et hôpitaux qui fonctionnent encore accueillent également des milliers de personnes déracinées à la recherche d’un abri et d’un minimum de sécurité – depuis l’explosion dans l’enceinte de l’hôpital Al-Ahli qui a touché son parking, les gens savent avec certitude qu’aucun endroit n’est sûr. 

L’Organisation mondiale de la santé a recensé 62 attaques contre des prestataires de soins de santé : au 21 octobre, 29 structures fournissant des services sanitaires avaient été endommagées – dont 19 hôpitaux – et 23 ambulances touchées. Sept hôpitaux ont cessé leurs activités, soit parce qu’ils ont subi de graves dégâts, soit parce qu’ils ont dû faire évacuer les patients et le personnel. Le grand hôpital du Croissant-Rouge sera-t-il l’un des suivants, ou bien les efforts des Nations unies et des organisations médicales internationales parviendront-ils à le préserver ?

Une famille d’amis a trouvé refuge dans une école de l’UNRWA [l’organisme de l’ONU consacré à l’aide aux réfugiés palestiniens] au centre de la bande de Gaza ; ils se retrouvent à treize dans une salle de classe de vingt mètres carrés. L’une des grand-mères est aveugle et paraplégique, l’autre souffre de fibrose. Toutes deux étaient des jeunes filles en 1948. L’un des frères est atteint de la maladie de Parkinson. Deux nourrissons, âgés de 18 mois, réclament l’attention, comme le font les bébés. « Chacun de nous joue à cache-cache avec la tuerie israélienne. Nous triompherons », a écrit mon ami. Son message suivant indique : « Jusqu’à présent, physiquement, tout va bien. »

 

L’amertume avant la compassion

Parmi les Palestiniens et leurs partisans en Occident, les réactions à l’attaque du Hamas du 7 octobre sont diverses : justification de l’attaque dans toute son horreur ; justification, joie ou satisfaction face à la souffrance des autres ; manque d’intérêt quant à l’évidence de la bacchanale meurtrière ; ou encore justification de l’action et fierté pour ses aspects militaires d’une part, et, d’autre part, choc et dégoût devant les meurtres brutaux, exprimés ouvertement ou à huis clos, mais interprétation de la vague de massacres sadiques comme la conséquence logique de longues années d’oppression et de dépossession.

La justification totale ou partielle des attaques du Hamas est ancrée dans le principe selon lequel tout groupe opprimé a le droit de résister à son oppression, par tous les moyens. Cette compréhension (qui ne signifie pas justification) des actes du massacre a été exprimée par une amie palestinienne qui a beaucoup d’amis et de parents à Gaza : « Et qu’attendiez-vous de gens emprisonnés toute leur vie dans une enclave appauvrie, coupés du monde et humiliés, alors qu’à quelques kilomètres de là, leurs occupants vivent dans un paradis sur des terres qui appartenaient à leurs familles et desquelles ils ont été expulsés ? »

La justification des horreurs, leur ignorance ou le manque d’intérêt qu’elles suscitent chez les partisans des Palestiniens dans la gauche radicale en Occident rappellent l’attitude adoptée dans le passé par les organisations communistes ou les mouvements de libération du tiers-monde face aux méthodes de terreur employées par le bloc soviétique et les pays qui se disaient socialistes. En d’autres termes, c’est le positionnement politico-idéologique qui détermine le degré de sensibilité et d’insensibilité à la cruauté « de notre camp ». Cette explication est plus facile à digérer que celle qui consiste à relier l’imperméabilité de certains milieux de gauche européens au fait que les personnes assassinées étaient juives. La vision de la gauche classique (du moins en théorie), selon laquelle un mouvement de libération nationale ou de classe doit scrupuleusement adopter une position morale élevée et ne pas se laisser entraîner dans la terreur contre des civils, semble avoir été oubliée par ces cercles d’une gauche en perte de vitesse.

Les Palestiniens d’aujourd’hui ne disposent pas d’une direction politique et intellectuelle forte, acceptée et respectée par la population, qui puisse tracer publiquement une ligne de démarcation entre les activités de libération autorisées et celles qui sont interdites. Mais plus les bombardements israéliens sur la bande de Gaza se multiplient, plus le nombre de morts et de blessés augmente minute après minute, plus la destruction s’étend, et plus il est difficile de se souvenir de la joie et de la fierté du premier jour. Il est donc également plus difficile d’exprimer sa consternation et son opposition aux actes de massacre en public, et même dans les conversations privées. On ne peut pas attendre cela des habitants de la bande de Gaza, dont chacun est susceptible d’être tué à tout moment. 

 

Ce texte est une combinaison de larges extraits de deux articles de la journaliste Amira Hass parus dans Haaretz, les 23 et 26 octobre 2023.

Traduction M.P.

 

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