« On a besoin de sortir du cadre »
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Comment avez-vous réagi au « quoi qu’il en coûte » du président Macron en mars dernier ?
Cette expression faisait écho à une formule de l’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, en juillet 2012. En pleine crise des dettes souveraines, il avait habilement déclaré qu’il agirait « whatever it takes ». Cette formule avait rassuré les marchés financiers. Macron a sans doute pensé qu’elle pourrait aussi rassurer les Français. Cela signifiait que les États seraient prêts à apporter une réponse budgétaire à cette crise sanitaire, alors que, depuis la création de la zone euro, on a fonctionné avec une politique économique déséquilibrée, reposant exclusivement sur la politique monétaire de la BCE. Une politique conçue pour des chocs qui toucheraient tous les États de la même manière, sans égard pour le cas particulier de chaque pays. La pandémie nous a forcés à manier ce levier budgétaire en parallèle du monétaire. C’est le point positif de cette crise.
Pourquoi ce qui était impossible au nom de la rigueur budgétaire est-il devenu possible ?
C’est une décision politique. Une fois la dépense acceptée politiquement, le financement suit. Il ne nécessite pas de ressources préalables entassées dans un coffre ! Tant que la doctrine commandait de ne pas creuser les déficits, on considérait cela impossible. Dès lors qu’on a été confronté à une crise qui imposait des dépenses de soutien et des mesures de relance, on a su trouver ces ressources. Se pose cependant la question majeure du mode de financement, qui divise les économistes. La réponse actuelle est : par la dette. Les États s’endettent en émettant des titres sur ce qu’on appelle les « compartiments primaires » des marchés financiers. Les investisseurs achètent volontiers ces titres, car ils sont assurés de pouvoir les revendre à la BCE sur le marché secondaire dès qu’ils le veulent.
Pouvez-vous expliciter ce mécanisme ?
Le compartiment primaire est le marché d’émission d’une nouvelle dette. Le marché secondaire est le marché de l’occasion où se rachètent et se vendent des titres déjà émis. Aujourd’hui, la Banque centrale n’intervient pas sur le marché primaire. Elle ne finance pas directement les États. Elle intervient uniquement sur le marché secondaire en rachetant aux investisseurs qui veulent les vendre des titres de dette publique, parfois privée, ce qui les rassure. Elle se retrouve ainsi avec une grande part des dettes publiques à son bilan.
Peut-on parler d’argent magique ?
Dans ce débat sur la dette, on a entendu beaucoup de rhétorique, des éléments de langage ridiculisant les propositions alternatives d’annulation de dette, de monnaie hélicoptère… On a parlé d’argent magique, d’économie vaudou. De fait, quand elle émane de la Banque centrale, la création monétaire a une dimension extraordinaire, donc magique. Car cette monnaie est créée à partir de rien. Lorsque la BCE, qui est la banque des banques, prête aux banques commerciales, elle crédite juste leur compte du montant correspondant. Les prêts de la Banque centrale font les réserves des banques sur leur compte. C’est ainsi que se crée la « monnaie de banque centrale », qui comprend aussi les billets qu’elle émet.
Qui va payer la « dette Covid » ?
Ceux qui l’ont émise, donc les États. Mais pourront-ils la rembourser sans risquer une nouvelle crise de la dette ? On table généralement sur trois options : la croissance, l’augmentation de l’impôt ou de nouvelles dettes. Si l’activité économique repart, elle engendrera des recettes fiscales qui réduiront mécaniquement les déficits publics et rendront la dette soutenable. Les ratios de la dette publique rapportée au PIB diminueront. Mais aura-t-on de la croissance ? La dette Covid va-t-elle créer les conditions de son remboursement ? Je ne le crois pas, car les plans de relance contiennent surtout des mesures de soutien et trop peu d’investissements. C’est en outre faire preuve d’aveuglement que de voir notre salut dans une croissance soutenue alors que nous devons repenser le concept de croissance et intégrer le besoin de sobriété pour réaliser la transition écologique.
Faut-il alors augmenter les impôts ou en créer de nouveaux ?
Une faible croissance limitera forcément les recettes fiscales. La crise sanitaire va affecter les plus modestes et favorisera les plus riches, qui vont épargner, aggravant le creusement des inégalités. Je ne vois pas de marges de manœuvre fiscales. Restera donc une seule option : les États ne rembourseront leurs dettes qu’à la condition de pouvoir en émettre toujours de nouvelles. Ce qu’on appelle « rouler la dette ». Tout le monde fait ce pari-là. Mais si les nouvelles dettes servent à rembourser la dette Covid, on compromettra alors sérieusement la transition écologique, car on ne pourra pas empiler des dettes sur des dettes. Il faudrait aussi être sûr que les taux longs des emprunts souverains resteront bas. Ce qui suppose que la BCE continue à long terme de racheter des titres de dette. Certes, ce sera une façon d’éloigner le risque d’une nouvelle crise de la dette, mais en sacrifiant ses objectifs. Car ce n’est pas avec ses achats d’actifs qu’elle nous évitera la déflation et qu’elle rétablira la stabilité économique et financière. On est dans l’impasse.
Comment en sortir ?
A minima, en annulant une partie des dettes passées pour éviter l’accumulation de dettes. Plus radicalement, en monétisant la dépense de gestion de la crise sanitaire, c’est-à-dire en les faisant prendre en charge par la Banque centrale. La dette ainsi n’augmenterait pas, donc resterait soutenable, et la politique monétaire pourrait se concentrer sur ses objectifs.
Pour financer les dépenses indispensables à la collectivité et au rétablissement de la santé publique, pour soutenir les investissements permettant d’éviter la crise climatique – autant de dépenses socialement indispensables –, il faut brancher un cordon entre les Trésors des États et la Banque centrale, et faire en sorte que ces dépenses soient directement prises en charge par celle-ci.
C’est ce que vous appelez « la monnaie hélicoptère » ?
C’est l’un des aspects de ce concept. Ces transferts directs de monnaie centrale aux Trésors leur permettraient de réaliser les dépenses nécessaires sans se préoccuper du remboursement des sommes. Cela écarte le risque de crise de la dette. Dans le même temps, si on veut faire repartir l’activité des entreprises tout en soutenant la capacité de dépense des ménages, cette monnaie centrale, prêtée habituellement aux banques et aux marchés et qui ruisselle très peu dans l’économie réelle, il faut directement la déverser auprès des ménages et des entreprises. Il est crucial de contrer la double paralysie créée par la crise sanitaire en soutenant à la fois la demande et l’offre. Dans ce transfert direct, la Banque centrale ne choisit pas qui reçoit ces sommes. Son but est d’obtenir un effet macroéconomique d’augmentation de la dépense. La monnaie hélicoptère doit avoir ce côté aveugle. On transfère la même somme de monnaie centrale aux ménages, et la même somme aux entreprises. Dans une note de l’institut Veblen en avril dernier, j’envisageais un versement de 200 euros par mois à chaque citoyen de la zone euro pendant un an et 10 000 euros en une fois à chaque entreprise. D’ici à quelques mois, la monnaie numérique des banques centrales pourra remplacer les billets. Il sera alors assez facile que chacun ait un compte individuel en monnaie centrale qui puisse être crédité. Si les banques centrales peuvent le faire, elles seront forcément capables de fournir de la monnaie hélicoptère.
Qu’est-ce qui empêche son développement ?
L’obstacle à cette monnaie est surtout politique et psychologique. C’est l’expression d’un conservatisme lié à la peur du changement et à un attachement à un cadre légal dépassé. Certains disent que la BCE y perdrait sa crédibilité. Parce qu’elle se mettrait au service de la collectivité, au lieu d’être au service des banques et des marchés ? Aujourd’hui, on a besoin de sortir du cadre.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO
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