La dette nationale, comme les politiques s’en plaignent pratiquement depuis qu’elle existe, est de l’argent emprunté aux générations futures. Mais ses effets ont toujours été, bizarrement, à double tranchant. D’un côté, financer l’État par le déficit est une façon de mettre encore plus de puissance militaire entre les mains des princes, des généraux et des politiciens ; de l’autre, c’est suggérer que l’État doit quelque chose à ceux qu’il gouverne. Dans la mesure où notre monnaie est, en dernière analyse, un prolongement de la dette publique, chaque fois que nous achetons un journal ou payons une tasse de café, ou même que nous parions sur un cheval, nous donnons des promesses, des représentations de quelque chose que l’État nous remettra plus tard, à une date non précisée, même si nous ne savons pas au juste ce que c’est.

Immanuel Wallerstein se plaît à souligner que la Révolution française a introduit en politique plusieurs idées radicalement nouvelles : cinquante ans avant cette révolution, l’immense majorité des Européens cultivés les auraient récusées comme de la pure folie, mais, cinquante ans après, pratiquement tout le monde pensait devoir au moins faire semblant de les tenir pour vraies. La première est que le changement social est inévitable et souhaitable, que l’histoire va naturellement dans le sens d’une amélioration progressive de la civilisation. La deuxième, que l’agent qui convient pour gérer ce changement est l’État. La troisième, que l’État doit sa légitimité à une entité appelée « le peuple ». Il est facile de voir que l’idée même de dette nationale – promesse d’amélioration future ininterrompue (au moins de 5 % par an) faite au peuple par l’État – a pu elle-même contribuer à inspirer cette nouvelle perspective révolutionnaire. Mais, en même temps, lorsqu’on examine ce que des hommes comme Mirabeau, Voltaire, Diderot, Sieyès – les philosophes qui ont été les premiers à avancer l’idée de ce que nous appelons aujourd’hui « la civilisation » – disaient en réalité dans les années qui ont immédiatement précédé la Révolution, on constate qu’ils insistaient encore plus sur les dangers d’une catastrophe apocalyptique, de la possibilité d’une destruction, par le défaut de paiement et l’effondrement économique, de la civilisation telle qu’ils la connaissaient.

Un élément du problème sautait aux yeux: la dette nationale, premièrement, était née de la guerre ; deuxièmement, elle n’était pas due à égalité à l’ensemble du peuple, mais surtout aux capitalistes – et, dans la France de cette époque, « capitaliste » signifiait, spécifiquement, « qui détient une part de la dette nationale ». Les esprits les plus démocratiques jugeaient la situation scandaleuse en bloc. « La théorie moderne de la perpétuation de la dette, écrivait Thomas Jefferson vers la même époque, a gorgé la terre de sang, et écrasé ses habitants sous des fardeaux toujours plus hauts. » La plupart des penseurs des Lumières craignaient qu’elle ne fasse encore pire. Inhérente à l’idée nouvelle, « moderne », de dette impersonnelle, il y avait la possibilité de la faillite. En ce temps-là, la faillite était en fait une sorte d’apocalypse personnelle. Elle signifiait la prison, la dispersion de ses biens ; pour les moins fortunés, elle voulait dire la torture, la faim et la mort. Ce que pouvait signifier la faillite d’un pays à cette époque de l’histoire, nul ne le savait. Il n’y avait pas de précédent. Mais, puisque les nations s’affrontaient dans des guerres toujours plus vastes et plus sanglantes et que leurs dettes étaient donc en pleine escalade, le défaut de paiement commençait à paraître inévitable. Lorsque l’abbé Sieyès a proposé au départ son maître plan de gouvernement représentatif, par exemple, il y voyait d’abord un moyen de réformer les finances nationales pour conjurer l’inexorable catastrophe. Et quand elle arriverait, quelle forme allait-elle prendre ? La monnaie allait-elle perdre toute valeur ? Des régimes militaires allaient-ils prendre le pouvoir, les États de toute l’Europe allaient-ils être acculés aussi au défaut de paiement et tomber comme des dominos, plongeant le continent dans la barbarie, les ténèbres et la guerre sans fin ? Beaucoup voyaient déjà se dessiner la perspective de la Terreur bien avant la Révolution.

On pourrait aller plus loin : lorsque la peur d’une révolution sociale immédiate a cessé de paraître plausible, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on nous a immédiatement exhibé le spectre de l’holocauste nucléaire. Puis, quand lui aussi a perdu sa vraisemblance, nous avons découvert le réchauffement de la planète. Je ne veux pas dire que ces menaces n’étaient et ne sont pas réelles. Il n’en reste pas moins étrange que le capitalisme ressente le besoin constant d’imaginer, ou de fabriquer réellement, les moyens de sa propre extinction imminente.

Comment expliquer cela ? Peut-être ce qui était vrai en 1710 est-il toujours vrai. Confronté à la perspective de sa propre éternité, le capitalisme – du moins financier – explose. Parce que, s’il n’a pas de fin, il n’y a aucune raison de ne pas créer du crédit – c’est-à-dire de la monnaie future – à l’infini. Les événements récents semblent le confirmer. La période qui a précédé 2008 a été une époque où beaucoup ont commencé à croire que le capitalisme allait vraiment durer toujours ; à tout le moins, nul ne semblait plus capable d’imaginer une alternative. L’effet immédiat a été une série de bulles toujours plus imprudentes qui ont provoqué l’écroulement global du système. 

Extraits de Dette : 5 000 ans d’histoire © © Les Liens qui libèrent, 2013, pour la traduction de Françoise et Paul Chemla 

 

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