L’objectif du gouvernement est de préserver absolument l’outil de production en l’état, d’éviter des faillites et les irréversibilités attenantes : une entreprise qui a fait faillite ne se recrée pas quand l’activité repart. Deux risques existent dans cette politique indiscriminée de soutien aux entreprises : celui de secourir des entreprises qui, avant même la crise sanitaire, étaient vouées à disparaître, parce que trop endettées et insuffisamment profitables, et celui d’aider des entreprises appartenant à des secteurs destinés à s’échouer à brève échéance en raison de la conversion écologique de nos économies. Dans ces deux cas, on alloue mal les financements et les soutiens étatiques. Mais, dans l’urgence, il fallait des règles générales, nous n’avions pas l’outil d’analyse pour agir au cas par cas…

Outre le risque déflationniste, le risque de ne pas mener à bien la transition écologique, au motif que le remboursement de la dette prime, est majeur. Le discours de Bruno Le Maire – on laisse filer les déficits, mais il faudra rembourser la dette rapidement – va malheureusement dans le mauvais sens. Or, la reconversion écologique nécessite des investissements publics massifs, en raison notamment de l’incapacité des marchés financiers à tarifer ce qu’on appelle les externalités positives – par exemple, les bienfaits pour la collectivité d’investir dans des projets qui réduisent les émissions de gaz à effet de serre – et les externalités négatives – entre autres, les méfaits pour la société de financer des projets très émetteurs de carbone.

La transition écologique est donc menacée si l’on désarme financièrement l’État.

Pour illustrer le manque de sélectivité de l’action du gouvernement dans l’aide qu’il entend apporter aux entreprises, on peut, par exemple, pointer dans le plan de relance l’annonce d’une baisse de 20 milliards des impôts de production. Une note du Conseil d’analyse économique (CAE) de juillet 2020 montre que les principaux secteurs qui vont en bénéficier sont la production de gaz et d’électricité, les industries extractives et la finance. On est loin d’un État qui, souhaitant la reconversion écologique de notre économie, viendrait en soutien à la compétitivité des entreprises « vertes ». L’État ne fait que soutenir l’économie telle qu’elle est, c’est-à-dire très – trop – carbonée. Une occasion manquée qui se transformera en désastre si la tentation de rapidement resserrer la vis budgétaire se confirme. Nos décideurs n’ont malheureusement pas changé de logiciel : la dette c’est mauvais, la dette est une faute… Aujourd’hui, une dette qui financerait la transformation écologique des économies serait notre planche de salut, au sens premier de l’expression…

La pandémie que nous vivons est une zoonose, c’est-à-dire qu’elle a pour origine l’action humaine sur les écosystèmes, tout comme le réchauffement climatique et la perte de biodiversité. Les écologues de la santé et épidémiologistes nous avertissent depuis plus de vingt ans contre ce risque de pandémie zoonotique. La mise sous cloche des économies fait s’échouer des secteurs entiers, tels l’aéronautique ou le tourisme. Cette situation préfigure ce qui se passera avec l’échouage de certains secteurs qu’entraînera la transition écologique. Les échelles de temps sont différentes, mais les causes sont les mêmes : les actions de l’homme sur les écosystèmes. Des effets d’emballement sont à craindre, liés aux interdépendances entre des phénomènes physiques. Ainsi, la fonte des glaces aux pôles va libérer des quantités monstrueuses de gaz à effet de serre et réduire l’effet réfléchissant qu’elles avaient ; la montée des océans et leur réchauffement vont diminuer leur capacité d’absorption en tant que puits de carbone, etc. La viabilité de la Terre pour l’espèce humaine risque d’être mise en péril. On doit impérativement changer les logiciels à partir desquels on raisonne. Le rôle de l’État doit être repensé. En rupture avec les évolutions qui se sont imposées depuis quarante, cinquante ans, l’État doit redevenir stratège et donner un cap aux acteurs privés. Il doit nouer de nouvelles collaborations avec les banques centrales et le secteur privé et doit accepter d’être plus intrusif dans les affaires économiques. Les doctrines économiques qui parfois sont devenues des dogmes et qui façonnent toujours la façon de penser de nos dirigeants sont parmi les entraves majeures à surmonter. L’inertie des représentations est incroyablement forte alors que nos sociétés doivent se transformer très rapidement.

Nous sommes face à un problème que l’humanité n’a jamais connu. Le problème n’est pas une pénurie de ressources, mais au contraire nous devons collectivement nous contraindre à ne pas exploiter des ressources carbonées trop abondantes et qui sont déjà valorisées dans les bilans. La réalité est que si l’on brûle toutes les énergies fossiles déjà valorisées au bilan des entreprises extractives au niveau mondial, on est sur une trajectoire de réchauffement de 5 degrés. La Terre deviendrait alors une étuve. Si l’on veut que la planète reste vivable pour l’humanité, nous devons accepter de nous désintoxiquer des énergies fossiles et transformer radicalement notre rapport à la nature en réencastrant nos activités économiques dans les limites planétaires. Des usines, des puits de pétrole fermeront. Des krachs financiers se produiront. Mais de nouveaux secteurs émergeront. L’histoire du capitalisme est jalonnée de telles transformations structurelles, mais celles-ci s’inscrivent dans le temps long. Or, nous n’avons pas ce temps. D’après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), nous avons vingt ans pour agir. Cela suppose une reconversion à marche forcée, un État intrusif qui réglemente, interdit et aide les acteurs privés à se reconvertir. 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !