Qu’a-t-on appris des épidémies passées ?

Toutes les épidémies de maladies émergentes nous en apprennent beaucoup. L’épidémie de VIH a montré que trouver des traitements qui modifient radicalement le pronostic vital peut changer la donne. Changer le pronostic de la maladie, notamment chez les personnes âgées et à risque, pourrait avoir un effet similaire pour le Covid. L’épidémie de chikungunya nous a éclairés sur le rôle des mutations dans l’évolution de l’épidémie. On a aussi appris à mettre en place en France des vaccinodromes avec l’épidémie de H1N1 – un modèle qui réapparaît aujourd’hui, et que les Allemands appliquent depuis décembre et nous depuis janvier. En réalité, ceux qui ont le mieux tiré les leçons des épidémies passées sont les Asiatiques, les peuples proches de la Chine continentale : toutes les connaissances accumulées sur le SRAS pour mieux juguler le SARS-CoV-2, qui ressemble à s’y méprendre à son cousin éloigné le SARS-CoV, virus du SRAS.

Sait-on combien de temps encore pourrait durer l’épidémie ?

Nos outils prédictifs ont hélas très peu progressé. On sait davantage comment se comporte une pandémie de grippe, car la grippe saisonnière nous sert de guide dans nos modèles mathématiques. Mais une pandémie de coronavirus, ça ne s’est jamais vu dans l’histoire contemporaine. Il serait hasardeux de vouloir prédire quel scénario se réalisera. Même si nous avons espoir que la vaccination accélère sa disparition, nous ne sommes pas à l’abri d’un variant qui échapperait à l’immunité et nous ferait retomber dans une nouvelle forme de pandémie.

Ces variants nous exposent-ils à une pandémie sans fin ?

De nouveaux variants seront forcément découverts, car ces virus ARN sont connus pour beaucoup muter. On a plutôt de la chance, puisque ce coronavirus mute moins que le virus de la grippe. Le virus ARN du coronavirus a un grand génome. C’est le plus grand de tous les virus ARN connus, avec ses 30 000 bases. Ses mutations ne sont pas nécessairement alarmantes. Les inquiétude que suscite un nouveau variant concernent sa transmissibilité accrue, sa virulence – la sévérité des formes cliniques qu’il génère –, le fait qu’il puisse échapper au diagnostic PCR ou antigénique ou, enfin, à la protection conférée par les vaccins. S’agissant de sa transmissibilité, le consensus est que les variants actuels sont plus transmissibles. Il faut comprendre que le coronavirus a muté plusieurs milliers de fois depuis son apparition l’an dernier à Wuhan. Les variants britannique B 117, sud-africain ou brésilien comptent 15 à 25 mutations chacun, touchant des sites parfois stratégiques du virus, comme celui qui code pour la protéine Spike, celle-là même qui permet au virus de s’accrocher à nos cellules afin d’y pénétrer. C’est en quelque sorte le trousseau de clés dont se sert le virus pour infecter l’homme. Si vous changez des constituants de la protéine Spike, soit c’est bénéfique – par exemple, si la clé ne permet plus d’entrer aisément dans la cellule –, soit cela aggrave la situation – si la clé devient un passe-partout et permet au virus d’entrer encore plus facilement dans la cellule. Aujourd’hui, des arguments laissent à penser que ces trois mutants augmenteraient la transmissibilité du virus, peut-être aussi sa virulence, et on ne sait pas encore ce qu’il en est de la sensibilité au vaccin.

Que doit-on en conclure ?

Le fait que ces variants soient plus transmissibles n’est pas une bonne nouvelle. Y compris pour la mortalité. Dans la situation actuelle, il vaudrait mieux un virus 50 % plus mortel que 50 % plus transmissible. C’est contre-intuitif, mais un virus 50 % plus transmissible tuera proportionnellement davantage, car le pourcentage de morts ne sera pas augmenté, mais le pourcentage de cas le sera largement. Ce n’est donc une bonne nouvelle ni du point de vue du taux de saturation des hôpitaux ni de celui du risque de mortalité.

Où en sommes-nous de l’épidémie ? Ne fait-elle que commencer ou en voit-on le bout ?

Nous publions chaque jour une carte réactualisée du monde, qui nous permet de dire comment la situation évolue dans les 209 pays et territoires de la planète qui enregistrent des cas et des décès par Covid. En Europe, on a connu deux vagues, en mars puis en octobre. Cette deuxième vague n’est pas terminée. Si on regarde l’hémisphère sud, l’Australie, l’Afrique du Sud ou l’Argentine, on voit qu’une vague hivernale (entre mai et septembre chez eux) a déferlé de façon brutale et s’est prolongée jusqu’à la fin de l’hiver. Fin janvier, dans l’hémisphère nord, la deuxième vague n’était pas terminée. La pression du virus pendant toute la saison froide risque de rester importante pour les Européens. Ce qui n’est pas clair, c’est de savoir s’il y aura un rebond après l’hiver, comme c’est le cas en Amérique latine et en Afrique du Sud actuellement. Cette vague estivale, dont ces pays semblent sortir à présent, est liée dans le cas sud-africain au nouveau variant qui tend, semble-t-il, à rendre les mesures-barrières inefficaces, à moins que le relâchement estival de la population ait également été un facteur contributeur. L’été ne nous protège donc pas complètement de ce virus. Surtout avec ces nouveaux variants plus transmissibles.

Une troisième vague est donc possible au printemps ou à l’été prochain en France ?

Oui, nous ne sommes pas à l’abri. Même si l’Europe a réussi à contenir l’épidémie l’été dernier, ce que n’ont pas su faire les États-Unis. Les hôpitaux ont été allégés, la mortalité était devenue quasi nulle. Comprendre pourquoi les Européens ont réussi là où les Américains ont échoué l’été dernier pourrait s’avérer riche d’enseignements pour l’été prochain. Les Européens ont certainement été plus stricts dans l’application des gestes-barrières, avec le port du masque rendu obligatoire dans les transports publics, les magasins, les lieux fermés. Mais vers la fin août et tout au long du mois de septembre, les Européens ont laissé circuler le virus sans prendre garde et ont fait face à la seconde vague qui a conduit aux confinements de la fin octobre. Les pays asiatiques eux jouissent d’un répit qui ne se dément pas depuis la fin de leur première vague, car ils n’ont par la suite jamais laissé circuler le virus. On peut espérer que la vaccination produise ses effets dès l’été, notamment chez les personnes âgées et vulnérables.

Quand atteindra-t-on un seuil critique d’immunité collective ?

Cette question nous intéresse de très près à Genève où nous menons des études de séroprévalence de manière itérative. C’est-à-dire qu’à l’instar de ce que font les sondeurs pour prévoir les résultats d’une élection, nous nous servons d’échantillons représentatifs de la population composés de plusieurs milliers de personnes volontaires qui acceptent de donner une goutte de leur sang afin qu’on y mesure la présence d’anticorps contre le SARS-CoV-2, le virus du Covid-19. Genève, une ville d’un demi-million d’habitants, a connu une situation épidémiologique assez voisine de celle de Paris. À la fin de la première vague, en mai dernier, 10 % de la population genevoise avait été atteinte. Et cette proportion est montée à 20 % fin décembre. On est loin du niveau d’immunité collective – 50-60 % – qui semble nécessaire pour bannir tout risque de rebond épidémique. Si les nouveaux variants sont plus transmissibles, ils augmentent mécaniquement le seuil d’immunité collective à atteindre pour bloquer le processus épidémique : celui-ci peut peut-être passer à 70 ou 80 %. L’immunité collective n’a été atteinte nulle part, sauf dans le cas de Manaus en Amazonie, qui est actuellement étudié et discuté par les chercheurs. Mais, s’il n’empêche pas le virus de circuler dans le canton suisse, ce taux de 20 % d’immunité enregistré à Genève joue un rôle de frein contre la progression de l’épidémie. Si une personne sur cinq est protégée avant même la vaccination, elle va gêner le virus dans sa progression.

Pourquoi et comment la Chine, si on en croit les déclarations officielles, a-t-elle éradiqué le virus ?

Les Chinois nous disent bien ce qu’ils veulent. Le front de la pandémie semble cependant assez calme dans toute l’Asie depuis quelques mois. Au Japon, mais aussi à Taïwan, à Hong Kong ou à Singapour. Si l’information venant de Chine n’est pas transparente, les démocraties asiatiques ont des oreilles très aiguisées pour entendre et comprendre ce qui s’y passe via les réseaux sociaux informels. S’il y avait là-bas une grosse épidémie, on le saurait assez vite. Au-delà de la Chine, l’Asie est relativement épargnée par ces vagues successives. On peut dire que la stratégie asiatique a été très différente de la nôtre et de celle du reste du monde. Cette stratégie, adoptée également en partie par l’Australie et la Nouvelle-Zélande, consiste à ne pas laisser le virus circuler sur son territoire. L’été dernier, celui-ci circulait chez nous, certes, mais comme la mortalité associée restait faible, nous avons laissé faire, ce qui aurait été impensable en Asie ou en Océanie. Taïwan n’a enregistré à ce jour que sept décès dus au Covid, pour un pays de près de 25 millions d’habitants ! Dès les tout premiers cas, ces pays ont déployé sans attendre une approche très proactive, incluant un contrôle sanitaire strict aux frontières, une recherche rétrospective des contacts, la traque du moindre cluster, l’isolement efficace des personnes détectées positives, en faisant preuve parfois – et pas seulement en Chine –, de beaucoup d’autorité. L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont mis en œuvre des confinements qu’on peut ranger parmi les plus stricts de la planète. Singapour ou la Corée du Sud ont recouru à un traçage digital des contacts très intrusif et ont pratiqué des isolements très fermes. Lorsqu’en Occident l’on raillait les Chinois qui bouclaient des quartiers entiers parce que quelques cas étaient détectés autour d’un marché de Pékin, ceux-ci ne faisaient qu’appliquer comme leurs voisins une doctrine « zéro Covid ». Cette tolérance zéro vis-à-vis du virus a payé non seulement sur le plan sanitaire (avec des taux de mortalité par habitant beaucoup plus faibles qu’en Occident), mais aussi au niveau économique et social. Les PIB de Taïwan et de la Chine ont crû en 2020 malgré la crise économique mondiale, et le Japon s’en est beaucoup mieux tiré que les pays de l’UE. En décembre, on se faisait la bise sur les marchés de Taïwan et l’on dansait dans les discothèques de Wuhan où la vie sociale avait repris ses droits.

Nous avons fait autrement. Sommes-nous condamnés à voir le virus circuler indéfiniment ?

Je ne crois pas. Cependant, si le vaccin devrait pouvoir changer la donne assez rapidement, il nous faut comprendre que nous entrons dans une période à très haut risque. Nous avons toutefois une opportunité de reprendre le contrôle du processus épidémique en Europe, à condition de le faire de manière coordonnée. Sur le plan du vaccin, plusieurs stratégies sont possibles. L’une, qui viserait l’immunité grégaire, serait une stratégie d’éradication du virus. La deuxième, que le monde entier a adoptée, vise à protéger les personnes à risque, les personnes âgées et les personnes vulnérables. Cette unanimité à embrasser la deuxième stratégie s’explique par le fait que, pour le moment, la vaccination ne concerne pas les enfants. Les vaccins disponibles sont homologués pour les jeunes de 16 ans pour l’un, de 18 ans pour l’autre. On a un « trou dans la raquette » qui ne nous permet pas d’obtenir une couverture vaccinale universelle. Exit donc la stratégie d’éradication par la vaccination. Du moins est-elle remise à plus tard. Par ailleurs, la production de ce vaccin semble à la peine et ne se fait pas au rythme qu’on aurait pu souhaiter. On observe partout des ruptures et des tensions d’approvisionnement. Le choix de protéger d’abord les personnes à risque est donc plus prudent et plus réaliste. L’expression « personnes à risque » désigne celles qui ont une probabilité beaucoup plus élevée de mourir en cas d’infection : pour ces catégories, on observe une létalité de 10 à 50 %. Ce sont, à raison, celles que l’on protège : cela permettra de soulager la tension hospitalière et de réduire la mortalité. Ainsi, si jamais une explosion épidémique survenait à la fin du printemps et durant l’été, le risque ne serait plus de voir les personnes âgées être hospitalisées ou mourir du Covid, puisqu’elles seront efficacement vaccinées, selon toute vraisemblance. Cependant, même un risque de mortalité relativement faible (par exemple, de 1 pour 1 000) peut, lorsqu’il touche une part importante de la population, aboutir à un engorgement des hôpitaux et entraîner une forte surmortalité – qui concernerait, en l’occurrence, des gens jeunes et non encore vaccinés. Les Israéliens, qui ont déjà vacciné 70 % de leurs personnes âgées, disent que les effets de leur campagne de vaccination seront visibles dès la fin mars. Nous apprendrons sans doute beaucoup de leur expérience. À Jérusalem et à Tel Aviv, on devrait voir les hôpitaux, en particulier les services de soins intensifs, se désaturer des personnes âgées atteintes du Covid. Il faudra regarder de près la stratégie israélienne de lutte contre la circulation du virus dans la population plus jeune. Prendront-ils une orientation « à l’asiatique » ou au contraire laisseront-ils filer l’épidémie dans une liesse populaire portée par le désir de reprendre sa liberté ? Dès que l’on aura vacciné de larges pans de la population non à risque, la question d’un reconfinement ne se posera plus. Mais saura-t-on le faire à temps, avant que ne survienne une explosion épidémique liée au relâchement tant attendu ? La vaccination de toute la population ne pourra se réaliser que si on produit assez de vaccins, et que certains d’entre eux soient homologués pour les plus jeunes. On pourrait alors tenter d’éradiquer le virus.

Le Covid pourrait-il devenir une maladie chronique comme une mauvaise grippe ?

La comparaison avec la grippe n’est pas mauvaise. Avec la vaccination, le Covid-19 peut dès cette année changer de visage, ne plus être ce tueur de personnes âgées qu’il est aujourd’hui, mais devenir une maladie bien plus bénigne, pas forcément très sympathique, y compris pour les jeunes, mais suffisamment rare pour qu’on n’en fasse plus une maladie d’exception qui conduise au confinement de la vie sociale et économique que l’on a connu. Beaucoup d’autres maladies malheureusement sont graves, comme l’AVC ou l’infarctus. Mais elles n’ont jamais entraîné de saturation des hôpitaux comme le Covid a pu le faire.

Quand pourra-t-on, selon vous,abandonner les masques et les gestes-barrières ?

On va y arriver. Du virus du sida, on a appris que, même en sachant le soigner, il est recommandé de ne pas le contracter. De la même façon, on n’aura pas envie que des personnes jeunes contractent le Covid-19, même si ce n’est pas une maladie dramatique. Tant que toute la population ne sera pas éligible à la vaccination, nous souhaiterons peut-être garder ce préservatif contre le coronavirus qu’est le masque, car le virus circulera toujours entre les personnes, qu’elles soient ou non vaccinées. Le coronavirus pourrait continuer à circuler dans les muqueuses respiratoires d’une personne vaccinée et la rendre contaminante, même si elle-même sera protégée de la maladie et de ses complications. Mais lorsque des personnes vaccinées se retrouveront entre elles, elles n’auront pas de raison de porter un masque, sachant que le vaccin est très efficace et les prémunira contre la maladie. La vaccination devrait donc changer les relations interpersonnelles. Il en ira autrement lorsque des personnes vaccinées rencontreront des personnes non vaccinées. Elles devront continuer d’appliquer des mesures de prévention. Une fois tous vaccinés, je ne vois pas pourquoi nous maintiendrions des gestes-barrières.

Peut-on espérer retrouver une vie normale à partir de l’été prochain ?

Je vois deux scénarios permettant d’espérer ce retour à une vie normale avant l’été. Au rythme actuel de vaccination – avec des réserves liées aux soucis d’approvisionnements auxquels font face les États –, les personnes âgées et à risque pourraient être largement vaccinées avant l’été. En combinant cette vaccination ciblée à une stratégie « zéro Covid », nous pourrions quasiment éliminer les risques d’engorgement de nos hôpitaux et alors libérer la population, ouvrir les bars, les restaurants, les discothèques, et permettre aux gens de reprendre une vie presque normale, en lui recommandant de maintenir les gestes-barrières, et en surveillant étroitement les frontières. Le deuxième scénario reposerait sur une approche beaucoup plus volontariste. Dans son discours d’investiture, Joe Biden a employé les mêmes éléments de langage qu’Emmanuel Macron dans son allocution de mars 2020, lorsqu’il a répété : « Nous sommes en guerre. » Il faut que Sanofi-Pasteur en France ou Novartis en Suisse se mettent à conditionner des vaccins déjà autorisés sur le marché mis au point par d’autres groupes pharmaceutiques – Sanofi a d’ailleurs d’ores et déjà accepté d’assurer le remplissage et le conditionnement de plus de 100 millions de doses du vaccin Pfizer/BioNTech sur son site de Francfort. Il faut hâter la mise en flacon du vaccin d’AstraZeneca, de Pfizer ou de Moderna. Accélérer la production de doses de vaccin par ceux qui ont ce savoir-faire et opèrent avec les normes de sécurité de production requises. Cette mobilisation profiterait à toute la population en l’aidant à se débarrasser du virus au plus vite. Aujourd’hui, au rythme de 1 million de vaccinations par mois, on arriverait difficilement à vacciner toutes les personnes âgées avant l’été (il y a 6,5 millions de personnes âgées de plus de 75 ans en France). Seule une approche volontariste, ambitieuse, peut permettre de passer à une échelle supérieure.

Si l’on était capable de réunir ces stocks pour l’ensemble de la population, on pourrait rêver d’une sorte de week-end vaccinal comme on sait organiser des week-ends électoraux. La France sait très bien faire voter 38 millions de citoyens adultes en dix heures en un dimanche. Elle pourrait espérer vacciner dans un laps de temps similaire : un dimanche de début juin pour la première dose, puis, à la fin juin, un deuxième tour. Et nous serions ainsi débarrassés du problème. C’est une idée que j’emprunte à mon collègue parisien le Pr Guy Vallancien. En France, aujourd’hui, un peu plus de 1 % de la population est vaccinée, soit 824 000 personnes… Il reste encore du chemin ! 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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