Acte 1

C’est quoi le pire être sourd ou aveugle ?

Matin pluvieux, fin janvier 2021, je bois mon café en écoutant les infos. Après deux ou trois gros soupirs, je prends conscience que pluie + hiver + infos, ça fait trop. J’éteins la radio, mais trop tard, j’ai eu le temps d’entendre la nouvelle nouvelle : plusieurs semaines que nous sommes sous le régime du couvre-feu – ce qui n’est déjà pas très gai – et voilà qu’on nous annonce un éventuel reconfinement. Je me souviens du « jeu du pire » auquel se livraient mes filles, à l’arrière de la voiture familiale, lors des longs trajets sur la route des vacances : « C’est quoi le pire, être sourd ou aveugle ? Qu’on t’arrache un doigt ou une oreille ? La guillotine ou la chaise électrique ? » Je joue tout seul : « C’est quoi le pire pour le moral ? Couvre-feu d’hiver ou confinement de printemps ? »

 

Acte 2

Ressaisis-toi !

Bon, allez, ressaisis-toi, me dis-je. Certes, il y a ce sentiment d’inquiétude face à une catastrophe naturelle de mauvais augure, qui semble en annoncer d’autres ; mais nous pouvons aussi faire naître en nous un sentiment de réconfort car notre société, malgré tout, tient le coup, pour le moment en tout cas : soins dispensés, allocations versées, tout continue de fonctionner, à peu près. Certes, il y a l’envie de se plaindre : c’est tout de même une grosse adversité qui nous tombe dessus, cette pandémie, cette surmortalité des personnes âgées, cette jeunesse empêchée, ce virus qui commence à muter, ces vaccins qui n’arrivent pas, ces libertés restreintes et toutes ces contraintes. Mais nous pouvons aussi nous efforcer d’être stoïques : nos ancêtres ont connu bien pire – peste et choléra, et chacun pour soi, pas d’État médecin au chevet des citoyens… Résultat de mes efforts mentaux de redressement de moral ? Pas terrible…

 

Acte 3

Je suis la peine sans espoir

Alors, je me lève, je regarde le ciel par la fenêtre : il est tout gris et j’entends un bruit d’ambulance au loin. Quelqu’un va très mal. Soupir. Un gros nuage de pessimisme commence à voiler mon regard sur la vie. Pessimisme : humeur triste et anticipations sombres. Je réalise que, sournoisement, les inquiétudes s’agglutinent dans mon esprit : et si je tombe malade ? et si j’ai des complications, des séquelles ? que vont devenir mes filles étudiantes ? que va devenir le pays ? et la planète ? Je pense à ce qu’écrivait le philosophe Alain à propos du pessimisme : « Il abonde en preuves, puisque nul n’est à l’abri du chagrin, de la douleur, de la maladie ou de la mort. Le pessimisme se traduit naturellement en système et se plaît (si l’on peut dire) à prédire la mauvaise issue de tout projet, de toute entreprise, de tout sentiment. » Voilà : tel un mauvais virus informatique, le système pessimiste cherche à parasiter mon disque dur cérébral. Et nous sommes tous contaminés, si j’en juge d’après les discussions avec mes proches et les observations de mes semblables. Des vers de Jacques Audiberti, poète oublié, me reviennent à l’esprit : « Sous ma robe de pourpre immonde /Mon voile d’or sinistre à voir / Je suis la reine de ce monde / Je suis la peine sans espoir. » La peine sans espoir, c’est notre problème !

 

Acte 4

Impuissance apprise

Et c’est même pire : nous sommes dans une enfilade d’espoirs déçus. Au tout début, espoir naïf que la pandémie ne passe pas nos frontières ; puis espoir que le confinement du printemps ne soit qu’une aventure passagère ; puis espoir que le couvre-feu d’automne nous permette d’attendre le vaccin salvateur… Désillusion à chaque fois. En psychologie expérimentale, on sait comment rendre des animaux dépressifs : on leur fait subir dans leur cage des petits chocs électriques incontrôlables ; au début, ils gigotent pour voir s’il y a une solution, et comme il n’y en a pas, ils se résignent ; au bout d’un moment, même si on ouvre la porte de la cage, ils ne cherchent même plus à s’enfuir pour éviter les chocs, ils restent prostrés et continuent de les subir, sans agir. Ça s’appelle l’état d’impuissance apprise. C’est un truc comme ça qui est en train de nous arriver.

 

Acte 5

Quand ça va mal, je n’arrive pas à croire qu’à un moment, ça va aller bien

Je respire un grand coup et je m’efforce de me rappeler cette évidence : tout s’arrange, même mal. J’appelle Cioran à la rescousse, qui écrivait : « Nous sommes tous des farceurs, nous survivons à nos problèmes. » Et aussi Emmanuel Carrère, dont j’ai noté ces mots tirés de son récit Yoga : « Quand ça va bien, je m’attends à ce qu’à un moment ou à un autre ça aille mal – en quoi j’ai raison –, alors que quand ça va mal je n’arrive pas à croire qu’à un moment ou à un autre ça va aller bien – en quoi j’ai tort. » C’est vrai, ça : le mouvement naturel de l’esprit devant la souffrance est de se persuader que ça va durer. C’est souvent une erreur : souvenez-vous de toutes vos rages de dents et de tous vos chagrins d’amour, de toutes vos histoires de fuite d’eau ou de conflit au boulot, de toutes vos angoisses passées aujourd’hui dissipées ; à un moment, des solutions arrivent. La pandémie aussi, ça finira bien par s’arranger.

 

Acte 6

Happy or unhappy end ?

Euh… D’accord, mais comment ? Aurons-nous droit à une vraie fin, un happy end, avec un retour à la normale, au monde d’avant, comme dans les westerns de jadis ? Bien sûr, il y aura eu quelques morts, mais les vivants seront à nouveau heureux de vivre et, confiants dans l’avenir. Ou bien aurons-nous une fausse fin, une fin merdique, une crise qui s’enlise ? Ou pas de fin du tout mais plutôt un début, celui de l’effondrement annoncé par les collapsologues ? Un effondrement pas d’un bloc, mais par morceaux, par lambeaux, par secteurs : pandémies par-ci, catastrophes climatiques par-là, un grand black-out informatique, des coupures d’électricité ou d’internet à répétition, de temps en temps un dirigeant populiste fou qui sème la panique, et tout le reste… Calme-toi, vieux, souviens-toi : « Le pessimisme se traduit naturellement en système et se plaît à prédire la mauvaise issue de tout. » Vas-y, démonte le système et reprends confiance.

 

Acte 7

Confiance, espérance, patience

C’est la clé, ça : nous avons perdu confiance. En nous, en l’avenir, en nos décideurs. « La confiance, c’est comme une espérance qui porte moins sur l’avenir que sur le présent, moins sur ce qu’on ignore que sur ce qu’on connaît, moins sur ce qui ne dépend pas de nous que sur ce qui en dépend. » Très belle définition du philosophe André Comte-Sponville, qui nous montre la direction : la différence entre la confiance et l’espérance, c’est l’action, au présent, sur ce qui dépend de nous. L’espérance est toujours associée à une forme d’impuissance : on ne peut rien faire, donc on espère. La confiance est un engagement dans l’action, même sans certitude sur ce qui va advenir. Vous connaissez l’histoire de la souris en train de se noyer dans un pot de lait ; elle nage quand même, de toutes ses forces jusqu’à la fin, plutôt que se laisser couler ; au bout d’un moment, le lait s’est transformé en beurre, et elle n’est pas noyée. Mais il lui a fallu être patiente. Il nous est donné, sous la contrainte, de réapprendre la patience, cette intelligence de l’attente. Nous étions devenus des enfants gâtés du temps court, à qui on promettait de tous côtés de ne plus avoir à attendre (nos colis, notre train, notre tour). Nous voilà contraints d’attendre que la pandémie reflue, sous l’effet de nos efforts, personnels (gestes-barrières) et collectifs (vaccins et limitations diverses). Nous ignorons quand tout cela va finir, nous ignorons à quoi cette fin ressemblera, et même s’il y en aura une. Nous pouvons juste nous efforcer de nous tenir en bon état, actifs et solidaires. « Bien faire et se tenir en joie », disait Spinoza. Tiens, et la souris dans son bol de lait, que lui est-il arrivé ensuite, une fois qu’elle s’est trouvée juchée sur son tas de beurre ? Je n’en ai aucune idée… Mais au fond, c’est quoi le pire : mourir noyé dans un bol de lait, ou poireauter sur une motte de beurre ? Attendre en se bougeant ou attendre en soupirant ? 

 

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