Maintenant nous savons qu’elle existe. La fin. Que « l’on contient sa mort comme le fruit son noyau », ainsi que le disait Rilke. Elle est notre inévitable, et le chemin solitaire de chacun de nous est sans doute utile à cela : apprivoiser cette solitude qui sera l’essence même de notre disparition. Je crois que nous l’avions plus ou moins oublié. Que nombre d’entre nous considéraient la mort comme une injustice ou un échec, et même mourir âgé paraissait une offense. Nous avions mis de côté la fragilité de la condition humaine, nous avions cette arrogance. C’est miracle que d’être en vie. C’est miracle, le fonctionnement d’un corps en bonne santé. C’est miracle de se connaître les uns les autres, et de parfois s’aimer. Aller les uns vers les autres, quel privilège, quel plaisir… J’ai toujours pensé que la plus jolie phrase en langue française était : « J’ai rendez-vous avec vous. » D’abord parce qu’elle sonne bien, elle est douce, sensuelle, et ensuite parce qu’elle est éphémère, donc inestimable (du « vous » on finira, dans la plupart des cas, à passer au « tu », et à une relation autre). Quoi qu’il en soit, par ce rendez-vous, on va passer du temps ensemble, et autour de nous il y aura du bruit, du désordre, de l’énergie, c’est une danse, la vie qui passe et nous frôle, mais aurons-nous vraiment pris garde à la beauté indicible et à la grâce de ces instants-là ? 

Aujourd’hui, en temps de Covid, les rendez-vous se font si rares que plus personne ne pose de lapin, plus personne ne fait défection. Rencontrer l’autre, chez lui, chez soi, dans un parc, une rue, ou même un commerce, est devenu précieux. On n’enchaîne plus les rendez-vous. En dehors du travail, on en cale un ou deux par jour, grand maximum. Et une fois terminée, la rencontre demeure. Sa trace est une lumière qui ne s’éteint pas. J’aime l’improvisation et la spontanéité, mais cette expérience-là, je voudrais ne jamais l’oublier : décider de voir quelqu’un n’est ni superflu ni accessoire, décider de voir quelqu’un c’est le choisir. Aujourd’hui les villes sont désincarnées, sans les portes des bars et des restaurants les rues semblent fermées, la ville a la bouche cousue et elle aussi, elle manque de souffle. Sans l’autre, la possibilité de son contact, notre vitalité s’amenuise, tout manque d’ardeur. J’attends le jour où nous rêverons de nouveau tous ensemble, lorsque le mot « collectif » sera de nouveau marié à la joie et à l’émotion. Nous nous retrouverons autour d’un verre ou d’un repas, nous nous retrouverons dans une salle de théâtre, de concert, de cinéma, nous assisterons à une œuvre qui dira la réalité du monde, et enfin nous pourrons pleurer et rire, passer d’un sentiment à l’autre, nous « lâcher ». Comme des oiseaux. Ce que nous avons vécu depuis ces si longs mois : le courage, la discipline, la peur, l’incertitude, la solitude, la frustration, l’angoisse, le chagrin, tout explosera dans ces lieux où le bouleversement est autorisé et où tout peut nous traverser. Alors nous ressentirons à quel point nous sommes semblables aux hommes et aux femmes d’hier. Nous sommes ceux à qui l’on raconte un voyage et qui disent oui, je m’embarque, je suis fait de ces légendes et de ces mythes, et ils sont faits de moi. Nous sommes les sensibles, les rêveurs, les vivants, de toute éternité, et seul cela, qui nous désigne humains par-delà l’espace et le temps, a un sens et une âme.

 

Aujourd’hui, face à la pandémie, chaque État pose ses conditions et ses barrières, et entrer dans un pays c’est d’abord y être enfermé, mis en isolement. Et pourtant. Malgré tous ces élans arrêtés, cette quasi-impossibilité à avoir rendez-vous avec les amis, la famille, les gens derrière les frontières ressurgies, il y a ce paradoxe : face au mur du réel, nous avons tous la même préoccupation. Dans le monde entier, sur tous les continents, dans la multitude de langues, de dialectes, de cultures, de croyances, chacun de nous se couche, se lève (et souvent se réveille dans la nuit) avec cette question : c’est quand, la fin ? Et nous voici séparés et ensemble comme jamais, dans cette adaptation permanente qui signe notre humanité. Nous sommes loin, pourtant, d’être tous logés à la même enseigne. Face à la pandémie et à ses répercussions, les injustices et les disparités sont creusées profond, jusqu’à l’abjection, comme si une loupe était posée sur le fonctionnement de nos sociétés et de ses rouages économiques parfaitement au point, et rapaces.

Covid. Un nom qui rime avec « vide » et qui aura pourtant tout envahi et changé à jamais le monde et notre façon de l’habiter. Covid-vide… La faute à qui ? À quoi ? Face à nos questions existentielles la réponse paraît presque triviale : la perturbation des écosystèmes a causé une multiplication d’interactions entre les animaux sauvages et les humains, la déforestation et la monoculture pour l’élevage intensif ont créé des passerelles pour les micro-organismes. Oui, notre tragédie est en lien direct avec notre façon de vivre, et accuser les diables et les dieux ne sert à rien. Fous d’orgueil, certains cherchent des explications plus hautes, complexes, et qui surtout ne remettent rien en cause. Pourtant un peu d’humilité nous aiderait à trouver les vraies résolutions. Alors, avant que ne reviennent la spontanéité et l’insouciance, avant que ne revienne la vie, celle que nous avons tant aimée sans le savoir, la seule question qui se pose est : c’est quand la fin de l’inconscience ? 

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