Dans Le Prince, Machiavel fait valoir l’existence, dans toute société, d’une opposition fondamentale entre le désir qu’ont les puissants de commander et le désir de liberté des citoyens. Qu’ils soient élus ou non, les princes ne désirent qu’une chose : maintenir leur pouvoir sur le peuple, réduire toute velléité de résistance pour le gouverner à leur guise. Il n’est de gouvernant qui ne rêve, comme le serpent du Livre de la jungle, d’endormir les gens par un « Aie confiance » hypnotique. Dans ces conditions, le seul moyen qu’ont les citoyens pour accomplir leur désir de liberté est de garder les yeux ouverts et de se défier en permanence de ceux qui entendent les gouverner.

 

Cet impératif citoyen de défiance est encore renforcé dans les régimes dits démocratiques, où les gouvernants potentiels entrent périodiquement en compétition pour les suffrages populaires. La confiance est alors l’élément principal qui fonde leur capital politique, leur crédit, à la fois moyen et enjeu du combat qu’ils se mènent. Les candidats sont scrutés, leurs parcours retracés, leurs promesses décortiquées, à la fois par ces professionnels de la méfiance que sont les journalistes et par n’importe quel citoyen, dans les conversations de tous les jours.

 

Dès lors, la défiance est une des manières principales par lesquelles les citoyens peuvent exercer un pouvoir dans une démocratie représentative. Le fait que les gouvernants soient élus et donc agissent au nom du peuple peut justifier qu’ils gouvernent sans le peuple, à sa place. Mais à l’inverse, les citoyens peuvent vouloir vérifier constamment ce que les gouvernants font en leur nom. Se défier de leurs représentants est alors un aiguillon qui amène les citoyens à entrer directement dans l’arène politique, en surveillant et parfois en contestant l’action des élus.

 

Une politique démocratique de la défiance viserait alors à rendre collectif cet impératif de critique et de surveillance. D’une part, la défiance ne mène le citoyen qu’au dégoût, à l’impuissance et à l’apathie si elle ne rencontre pas ailleurs des sentiments de défiance similaires. Tout le problème est que les gouvernants ont tout intérêt à limiter les possibilités d’organiser collectivement la défiance citoyenne, et que les autres prétendants au pouvoir politique risquent d’exploiter ce sentiment pour servir leur propre stratégie de conquête. Les partis dits populistes sont ainsi les premiers à chercher à capitaliser sur la défiance légitime du peuple pour arriver au pouvoir, et une fois qu’ils y sont, à tout faire pour empêcher cette défiance de continuer à exercer ses effets démocratiques. Il importe ainsi de préserver et de développer l’organisation autonome de la défiance des citoyens.

 

Mais la défiance doit aussi être rendue collective en un deuxième sens : ce ne sont pas seulement des gouvernants, des candidats ou des partis donnés qui doivent être surveillés, c’est aussi le système politique dans son ensemble. S’il y a lieu de se défier de ceux qui nous gouvernent, il y a lieu aussi d’être défiant vis-à-vis des institutions qui leur permettent de nous gouverner ; car c’est bien par là que se conduit et s’effectue le désir de domination des puissants. Ce n’est que lorsque le regard scrutateur du peuple se porte sur les institutions elles-mêmes que la défiance peut déployer tous ses effets transformateurs, et permettre l’expression du désir collectif de liberté. 

 

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