Qu’est-ce que la « défiance » et qui sont les « défiants » ? Les enquêtes réalisées au Cevipof, notamment le Baromètre de la confiance politique, permettent de répondre de manière très documentée à ces questions. Cette dernière enquête, conduite tous les ans, mesure la défiance à travers une pluralité d’indicateurs car l’on ne peut la réduire à une seule de ses dimensions : défiance vis-à-vis des autres, des institutions, de la politique, de l’économie et même défiance vis-à-vis de ses proches ou de soi-même !

 

La permanence, dans notre pays, d’un solide niveau de défiance sociale et politique (qui existe dans d’autres démocraties mais souvent avec moins d’ampleur) est un fait intrigant et paradoxal que beaucoup d’auteurs ont souligné : la France, comme pays du bonheur personnel et de la défiance à l’égard des autres ! C’est un peu cliché, mais il y a de cela… Quoi qu’il en soit, ce paradoxe nous pose une série de questions importantes : qui sont et, plus encore, que veulent les « défiants » ? Une fois entré dans « l’enfer de la défiance », peut-on en sortir ? Si oui, par où ?

 

Le Baromètre de la confiance politique du Cevipof permet de prendre la mesure du phénomène. Il existe des « cercles de la défiance » mais qui ne s’emboîtent et ne se recouvrent qu’imparfaitement : ce n’est pas nécessairement parce que l’on n’a pas confiance dans ses voisins que l’on n’a pas confiance dans les personnes que l’on rencontre pour la première fois, ou que l’on a une image dégradée des hommes et femmes politiques. Il y a néanmoins une cohérence entre les différentes entrées par lesquelles notre enquête saisit la complexité des défiances : une série de « traits de caractère » se retrouvent dans chacune de ses formes.

 

Tout d’abord, les origines de la défiance. S’il ne fait pas de doute qu’elles se situent dans les expériences primaires de la socialisation, dans l’apprentissage du rapport aux autres dès les premières heures de la vie sociale (dans les interactions familiales ou à l’école), cette première matrice va léguer aux étapes ultérieures de la vie des cadres cognitifs et des grilles de lecture du rapport aux autres – voisins, collègues de travail, amis ou institutions qui incarnent (et parfois fixent) les règles, les normes et les objectifs du rapport aux autres. En d’autres termes, si la vie peut réserver bien des surprises ultérieures et redonner des chances de croire aux autres ou de croire en soi, les grandes variables de l’interaction sociale sont issues de socialisations de longue durée : la coopération, l’échange, la réciprocité s’apprennent tôt dans la vie. C’est d’ailleurs là tout l’enjeu de faire progresser une « société de confiance » et de faire reculer les formes de la défiance : les institutions et les mécanismes de sélection doivent incarner, réincarner même, le sens des rapports sociaux, et tendre vers la valorisation de la coopération et de la réciprocité. Plus facile à dire qu’à faire, mais essentiel !

 

La pluralité des formes de la défiance est également unie par le ciment des hiérarchies du statut socio-économique. Le Baromètre de la confiance politique du Cevipof montre, année après année, que des clivages profonds et durables dessinent le périmètre sociologique de la défiance. Ainsi, dans les données de la vague 11 de cette enquête, réalisée au début de l’année 2020, on constate que 66 % des personnes interrogées en France déclarent qu’« on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres », un de nos indicateurs de la défiance sociale. Ce pourcentage, déjà très élevé, grimpe à 73 % parmi les employés, 78 % parmi les ouvriers ou ceux qui sont sans diplômes ou ont arrêté tôt leurs études, 88 % parmi les chômeurs. Cette sociologie se retrouve à travers la quasi-totalité des indicateurs dont nous disposons. Si l’on retrouve ces tendances au Royaume-Uni et en Allemagne (deux pays avec lesquels nous avons comparé la France pour la dernière vague du Baromètre), elles sont particulièrement marquées chez nous.

 

Il n’est dès lors pas surprenant de constater la forte corrélation entre la défiance et les identifications sociales ou politiques : lorsque l’on demande aux personnes que nous interrogeons à quelle classe sociale ils ont le sentiment subjectif d’appartenir, on voit que se définir comme « pauvre », et plus encore se sentir appartenir aux « classes populaires », est étroitement associé à l’expression de la défiance. Ceux qui s’estiment laissés pour compte, abandonnés sur le bord du chemin, ne ressentent pas seulement la dureté des épreuves socio-économiques de la vie, mais aussi ne parviennent pas (ou plus) à projeter sur les autres, sur les institutions, un regard confiant. On retrouve ici le poids des socialisations de longue durée et des étapes de la vie vis-à-vis de l’apprentissage de la coopération et du sens de la réciprocité. Les identifications politiques des « défiants » s’expriment d’ailleurs davantage aux extrêmes du spectre politique (et notamment à l’extrême droite) ou parmi ceux qui sont les plus détachés de la politique : en 2020, 78 % de ceux qui se déclarent « ni de gauche ni de droite » (une affirmation très différente de ceux qui se déclarent « et de gauche et de droite », le mot d’ordre macroniste) et 85 % de ceux qui déclarent avoir voté pour Marine Le Pen au premier tour de 2017 déclarent également qu’«on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ».

 

Doit-on conclure de tout cela que les « défiants » rêvent d’un monde barricadé, où l’on tient les autres à distance ? Leur paradis aurait-il été atteint avec l’expérience récente du confinement ? Nous avons conduit une expérience : peu de temps après le début du confinement, et avons réinterrogé les personnes qui avaient répondu en début d’année à la vague 11 de notre enquête. Sur plusieurs points (notamment la forte demande de protectionnisme économique), les « défiants » sont encore plus « défiants » en avril qu’en février. Mais, sur beaucoup d’autres, le niveau de défiance avant le confinement suffit déjà largement à leur bonheur, si l’on peut dire…

 

Plusieurs vagues du Baromètre de la confiance politique ont montré, en tout cas, que les « défiants » présentent de l’aversion aux risques et ont une représentation négative de ce que la science peut apporter à l’homme. Les principaux traits sociologiques qui les caractérisent semblent donc offrir peu de lueurs d’espoir, si l’on part de l’hypothèse raisonnable que réussir une « société de la confiance » est un objectif plus motivant pour les futures générations qu’une « société de la défiance ».

 

Comment sortir de la défiance et aller vers la confiance ? Cette épineuse question peut trouver plusieurs réponses. S’il ne s’agit pas de forcer les gens à être confiants (car on peut avoir de très bonnes raisons d’être défiant…), il s’agit davantage de créer les conditions d’une sortie possible de la défiance et d’offrir aux individus la possibilité de dépasser ce sentiment. Parmi les pistes envisageables, c’est du côté de l’action publique qu’il faut regarder en priorité, c’est vers une série « d’actions publiques de la confiance » qu’il faut tendre, bien au-delà des réformes et lois de restauration de la confiance dans la politique. Il est tout à fait établi par les recherches scientifiques que l’apprentissage des processus de confiance se joue à l’école et dans la famille. Mais que faire si cette marche de l’escalier a été ratée ? Le rôle des institutions et de l’action publique est ici fondamental pour tenter de réinjecter de la confiance. C’est bien l’apprentissage ou le « réapprentissage » de la réciprocité et de la coopération équilibrée – entre nous, et entre nous et le système économique, social et démocratique – qui est le cœur de la bataille.

 

Si nous ne faisons pas de cette bataille une priorité, alors nous mériterions peut-être le portrait légèrement moqueur que faisait de nous le célèbre major Thompson inventé par Pierre Daninos dans les années 1950, selon lequel le Français « naît méfiant, grandit méfiant, se marie méfiant, fait carrière dans la méfiance et meurt d’autant plus méfiant qu’[…]il a été à diverses reprises victime d’attaques foudroyantes de crédulité »…! 

 

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