La rituelle définition du Français qui mange du pain, ne connaît pas la géographie et porte la Légion d’honneur n’est pas tout à fait inexacte. […]

Mais elle est insuffisante. […]

Vraiment… Comment définir ces gens qui passent leur dimanche à se proclamer républicains et leur semaine à adorer la reine d’Angleterre, qui se disent modestes, mais parlent toujours de détenir le flambeau de la civilisation, qui font du bon sens un de leurs principaux articles d’exportation, mais en conservent si peu chez eux qu’ils renversent leurs gouvernements à peine debout, qui placent la France dans leur cœur, mais leur fortune à l’étranger, qui sont ennemis des Juifs en général, mais l’ami intime d’un Israélite en particulier, qui adorent entendre leurs chansonniers tourner en dérision les culottes de peau, mais auxquels le moindre coup de clairon donne une jambe martiale, qui détestent que l’on critique leurs travers, mais ne cessent de les dénigrer eux-mêmes […] ?

Ces conservateurs qui, depuis deux cents ans, ne cessent de glisser vers la gauche jusqu’à y retrouver leur droite, ces républicains qui font depuis plus d’un siècle du refoulement de royauté et apprennent à leurs enfants, avec des larmes dans la voix, l’histoire des rois qui, en mille ans, firent la France – quel damné observateur oserait les définir d’un trait, si ce n’est par la contradiction ?

Le Français ? Un être qui est avant tout le contraire de ce que vous croyez.

En admettant toutefois que je sois obligé de déterminer la marque dominante de leur caractère, je dirais sans doute : le scepticisme.

Mon vieil ami M. Taupin se dit très attaché aux institutions républicaines et pourtant, dès qu’un député termine un discours en rappelant les grands principes de 89, il sourit ironiquement. Il est clair qu’il n’y croit plus.

M. Taupin est un partisan convaincu de la paix. Pourtant, lorsque les représentants des grandes puissances se réunissent autour d’un tapis vert pour tenter de jeter, comme disent les architectes de presse, les bases d’un accord mondial et publient un communiqué qui traduit l’identité de leurs points de vue, il sourit encore, hoche la tête et me dit :

« Vous y croyez, vous ? Pfuitt !… Des mots !… Toujours des mots ! »

Envahi, occupé, opprimé, brimé, traînant derrière lui le spleen de 1900 et du franc-or, M. Taupin est un monsieur qui ne croit à rien, parce que, à son avis, il ne sert plus à rien de croire à quelque chose.

Il arrive aux Anglais, lorsqu’ils ont beaucoup attendu, de faire quelque chose. Comme ils pensent peu et réfléchissent encore moins, ils y croient.

Les Français ne croient pas à ce qu’ils font. Et d’abord à la Chambre des députés.

On dirait qu’ils ne fabriquent des députés que pour mieux les détruire. Il suffit que je passe en autobus avec M. Taupin devant la Chambre pour qu’un sourire sarcastique éclaire son visage.

Est-il royaliste ? Non.

Bonapartiste ? Pas davantage.

Aspire-t-il à la dictature ? Il en a horreur.

So what ?

Il est un modéré dont l’esprit révolutionnaire se limite à le faire voter radical, et, s’il est de très mauvaise humeur, radical-socialiste. Mais il vote. Il a un député. Un député qui, peut-être, au moment où l’autobus passe devant la Chambre, invoque les principes imprescriptibles de 89 et les Droits de l’Homme. Pourtant il n’y croit pas, il n’y croit plus. M. Taupin prétend qu’un homme n’est plus le même une fois qu’il s’assied là, au milieu de six cents autres. Il a peut-être raison. Il est clair, en tout cas, qu’il considère ses représentants sans bienveillance, de ce regard dont nous accablons un usurpateur qui ose arborer une cravate noire à petites rayures bleues sans avoir fréquenté Eton. À leur mine, on peut juger que ses voisins pensent comme lui. Jamais on ne pourrait croire que ce sont les passagers de l’autobus qui ont envoyé à la Chambre les gens qui y sont assis. Ils semblent vivre sur deux planètes différentes.

La conclusion est, en général, donnée par un monsieur décoré :

« Ce qu’il nous faudrait, c’est un homme à poigne, qui fasse un peu d’ordre là-dedans, un bon coup de balai ! »

On pourrait penser alors que ces gens aspirent à la dictature. Erreur. Qu’un homme à poigne se signale à l’horizon, qu’il parle de réformer les institutions parlementaires, de mettre de l’ordre, de faire régner la discipline et, pour un satisfait, voilà mille mécontents. On crie au scélérat. On stigmatise la trahison. On veut égorger la République : ils ne passeront pas. On en appelle à 89, et ce chiffre dont riait tout à l’heure M. Taupin le rend maintenant grave.

Un observateur impartial serait donc tenté de croire que ce qui tient le plus au cœur des Français c’est le suffrage universel, l’expression de la volonté du peuple, les institutions républicaines, en un mot la Chambre. Mais il suffit de passer en autobus… (voir plus haut). […]

On comprendra, dans ces conditions, que la France soit un pays difficile à gouverner, le pouvoir vous y échappant des mains à peine l’a-t-on saisi. Pourtant les étrangers ont tort de juger sévèrement les Français sur ce plan en les taxant de versatilité. C’est là, à mon point de vue, une preuve de bonne santé. 

 

© Librairie Hachette, 1954

 

 

 

Illustration Stéphane Trapier

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