La défiance est-elle affaire de culture ? L’observation de notre spécificité dans ce domaine peut laisser penser que les Français, du fait de leur histoire, ont dans leur rapport à la politique des dispositions enracinées à se montrer plus défiants que leurs voisins. D’aucuns invoquent la religion catholique et la déchristianisation, source de désenchantement du monde ; le mode d’organisation politique hiérarchique, centralisé, porté par l’État plutôt que par la société civile, qui serait facteur de déresponsabilisation ; ou encore le legs de nombreuses guerres civiles, qui ferait de l’unité nationale une gageure perpétuelle… Les explications ne manquent pas et font florès dans le pays de Montesquieu, qui, lui, n’hésitait pas à recourir à sa fameuse théorie des climats pour rendre compte des systèmes politiques.

 

En science politique, depuis les années 1960, une telle interrogation a fait l’objet de solides recherches dans le champ de ce que l’on nomme la « culture politique », un macrophénomène de long terme aux effets durables qui expliquerait les divergences d’attitudes politiques entre citoyens de pays ou de régions différentes. La grande enquête internationale intitulée « The Civic Culture », menée en 1963 par les chercheurs américains Gabriel Almond et Sidney Verba, démontre ainsi que la capacité de résilience de certaines démocraties dépend de l’aptitude à la participation politique de ses citoyens. Comparant l’Italie, le Mexique, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les États-Unis, ils soulignent que la participation diffère d’une culture à une autre et varie selon – entre autres critères – la structure des relations sociales et de la coopération, l’appartenance des citoyens à des organisations politiques ou le niveau de connaissance politique. En d’autres termes, ils battent en brèche l’idée que la démocratie serait fonction du libre choix universel d’un peuple, en la présentant comme le fruit d’une longue histoire nationale et de choix culturels pluricentenaires…

 

Malgré l’engouement qu’elles ont suscité, ces recherches ont également fait l’objet de critiques lourdes. En effet, comment mesurer empiriquement ces attitudes sans tomber dans la description subjective et stéréotypée d’une nation ? Et comment ne pas voir dans l’analyse de la culture politique une vision déterministe du monde, telle que celle popularisée des années plus tard par Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations ? L’ancien conseiller de Jimmy Carter et professeur à Harvard y développait en 1996, en s’appuyant sur les travaux des historiens Fernand Braudel et Bernard Lewis, une théorie globale des civilisations qui, dans le sillage du 11 Septembre, donnera lieu à une essentialisation inquiétante et messianique des grandes « civilisations » mondiales. Si ce n’est pas directement le cas d’Huntington, un courant de recherches très contestables en tirera des conclusions hasardeuses sur l’incompatibilité supposée entre l’Islam et la démocratie, ou entre les « cultures » asiatiques et les libertés publiques. Or, ce que ne disent pas ces recherches sur les origines culturelles de la politique, c’est dans quelle mesure la culture fabrique les institutions et les attitudes politiques – dont la confiance ou la défiance – et non l’inverse ! De ce jeu de la poule et de l’œuf ne subsistent que des éléments trop ténus pour permettre aujourd’hui de tracer une ligne droite entre une culture – religieuse, historique ou sociale – et des comportements politiques à l’échelle d’une nation tout entière.

 

Mais la clé d’une réflexion sur la confiance et la défiance se trouve peut-être dans le choix de la focale employée : et si ces sentiments dépendaient de facteurs non seulement nationaux, mais également bien plus locaux ? Et s’il fallait penser, dans le cas français, en termes de cultures régionales plutôt qu’au niveau du pays tout entier ? Et si d’autres marqueurs, comme la confiance interpersonnelle et les réseaux de coopération, permettaient de comprendre la confiance en politique ? C’est le pari du chercheur en science politique de Harvard Robert Putnam qui, dans un livre essentiel sorti en 1993, Making Democracy Work, s’intéresse aux structures de la démocratie italienne. Le point de départ de sa recherche tient dans une question : comment expliquer que le nord de l’Italie se caractérise par un niveau élevé d’efficacité des institutions démocratiques, alors que le sud est marqué par la défiance et le mauvais fonctionnement institutionnel et politique ? Reprenant un concept popularisé par les sociologues Pierre Bourdieu et James Coleman, le « capital social », Putnam étudie l’histoire des réseaux, en particulier les associations civiles de bénévoles qui permettraient de développer la confiance entre les individus, menant au développement de logiques de réciprocité. En tissant un cercle vertueux, celles-ci permettraient un meilleur fonctionnement des institutions. C’est ainsi que le nord de l’Italie, plus avancé économiquement, est selon lui un espace démocratique plus accompli, car les citoyens y disposent d’un capital social plus élevé. Dans ce qui fut longtemps un ensemble de villes-États où les citoyens pouvaient prendre part à la construction des lois les concernant, s’est formé pendant des siècles ce que Putnam nomme des « communautés civiques » nombreuses et denses : « guildes, sociétés d’aide mutuelle, coopératives, syndicats, mais aussi clubs de football et sociétés littéraires ». À l’inverse, le sud de l’Italie, marqué par le clientélisme, le centralisme et la défiance, a généré au fil des siècles des comportements politiques dysfonctionnels. Sans que ces aspects soient immuables, l’histoire aurait donc une incidence lourde sur les attitudes de nos contemporains.

 

Appliquée à la France, cette hypothèse du capital social est intéressante en ce qu’elle tendrait à démontrer qu’au-delà des tendances nationales, la confiance pourrait bien diverger d’une région à une autre. Surtout, elle souligne qu’il existe un lien essentiel entre les relations de confiance interpersonnelles et le rapport aux institutions politiques. Par exemple, l’enracinement du Parti communiste dans certaines régions a pu avoir un effet positif sur le capital social, générant des formes de coopération entre de vastes segments des classes populaires, qui, localement, ont pu favoriser la confiance dans les élus locaux, ou dans la politique en général. À l’inverse, l’arrivée des rapatriés d’Algérie dans le sud-est de la France dans les années 1960 – un territoire où existe une tradition de défiance à l’encontre des Nord-Africains, couplée à un sentiment d’abandon et une forme de ressentiment à l’égard du gouvernement central – a probablement eu une incidence sur les attitudes politiques et la confiance dans cette région. Reste à valider ce qui demeure des hypothèses par des travaux empiriques approfondis : l’étude des enjeux culturels de la confiance a encore de beaux jours devant elle… 

 

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